Le pourquoi et le comment [cliquer pour dérouler]
Ça bouge à Thiers.
La cité coutelière n’en finit pas de nous surprendre et de nous inspirer, en inventant de nouvelles façons d’aborder ses problèmes sociaux et économiques. Et pourtant il n’y a pas si longtemps, ces derniers paraissaient se diriger, comme les pentes du centre historique, vers le creux ou même le fond de l’enfer…
Je vous ai déjà raconté comment la Ville a été en bonne place parmi les pionniers de l’expérimentation Territoire Zéro Chômeur de longue durée, ou comment la Communauté de communes cherche à prendre en compte la notion de bien commun dans la gestion de l’eau.
Voici un nouvel exemple de procédure expérimentale, plutôt audacieuse, pour prendre en compte les difficultés sociales, les réalités du travail des agents et fonctionnaires, le vécu et les besoins des habitants.
Cette succession de dispositifs singuliers donne l’impression d’un territoire qui a la volonté de se reprendre en main, de ne pas accepter la fatalité d’un traumatisme et d’aller de l’avant, au besoin en faisant un pas de côté.
Et j’ai comme une intuition que c’est en train de fonctionner. Depuis quelques temps, je reçois des échos de plus en plus nombreux d’artistes, de chercheurs, de professionnels de la culture et autres intellectuels qui s’installent à Thiers. Ce n’est peut-être qu’une impression, mais la .sous-préfecture semble redevenir attractive.
Et ça, c’est plutôt bon signe. Thiers, capitale des couteaux… et de la résilience ?
Marie-Pierre
C’est un vaste bâtiment de deux ailes principales qui s’élève sur trois niveaux, dans lesquels s’alignent les salles de classe identiques, le long des couloirs carrelés. Depuis l’esplanade de la place Antonin-Chastel (celle du Jacquemart, en plein centre de Thiers), on voit très bien la cour de récréation juste en contrebas. Quelques arbres, du goudron, le tracé d’un terrain de basket. Une école, quoi…
Pourtant, déjà dans ce regard surplombant, on distingue des particularités. Toute une bande de terrain non goudronné, couvert de copeaux de bois, accueille des grands bacs rectangles de cultures potagères. Dans un coin, des grands fanions ont l’air de veiller sur un navire matérialisé par des tronçons d’arbres. Un récupérateur d’eau de pluie. Une sorte de serpent de peinture sur la partie bitumée qui semble figurer une rivière. Et plus loin, vers le préau des maternelles, de grandes guirlandes donnent à cet espace des airs de joyeuse guinguette.
Ce sont les « signes extérieurs » d’une transformation plus profonde de l’école George-Sand. Avec ses 180 élèves, avec les difficultés de cet établissement d’un quartier central mais classé en Quartier Prioritaire de la Ville, avec ses locaux qui donnent de sérieux signes de vétusté, elle a bien besoin d’une grosse rénovation. Laquelle est prévue par la collectivité pour 2025.
Pré-commandez votre exemplaire du nouveau recueil “l’année tiko 2024” en ligne jusqu’au 19 octobre
Projet atypique pour quartier difficile
Mais dès maintenant et même depuis déjà deux ans, l’équipe mandatée pour élaborer le cahier des charges de ces travaux a fait bouger les choses. L’équipe en question est le collectif d’architectes LAO, dont les membres se répartissent entre la Seine-Saint-Denis et le Livradois-Forez. Ils partagent un regard très alternatif sur les questions de construction, de rénovation et d’aménagement urbain.
“Cette école est au centre d’un quartier très particulier […]. Il fallait donc aussi un projet particulier. »
Valérie Dajoux
La scop LAO n’est pas arrivée tout à fait par hasard sur le projet, comme l’explique Valérie Dajoux, directrice du Pôle éducation de la Ville de Thiers : « Le projet est né à la suite d’une rencontre du maire avec ces architectes. Les planètes se sont alignées, car la Ville avait l’intention de rénover l’école George-Sand. Non pas parce qu’elle est en moins bon état que les autres ; dans l’ensemble nous avons un patrimoine scolaire assez vétuste et à terme, le projet portera sur l’ensemble des écoles. Mais le maire avait la volonté de commencer par celle-ci parce qu’elle est au centre d’un quartier très particulier où s’accumulent les difficultés sociales. Il fallait donc aussi un projet particulier. »
Pour Thiers, dès leur candidature retenue par la Ville, ils sont allés « chercher des financements complémentaires pour aller au-delà de ce qui était demandé », comme l’explique Céline Tcherkassky, membre de LAO et l’une des animatrices du groupe de travail autour de la programmation. « Cela nous a laissé deux ans pour essayer des choses et on a suivi plein de fils », ajoute-t-elle. Et même, comprend-on assez vite, pour questionner non seulement le bâtiment George-Sand, mais l’essence même de ce qu’est une école en général.
Pour découvrir un autre sujet en lien avec la pédagogie, lire aussi l’enquête (en 3 volets) : « Comment parler environnement aux jeunes générations ? #1 – Impressions aquatiques »
Sous le bitume, la plage
Ce chantier a commencé par ce qui était finalement le plus facile : la cour de récréation. Pas besoin d’attendre la « grande rénovation » pour modifier ce lieu de détente, d’épanouissement et pourquoi pas… de créativité. Et pas non plus de contraintes liées au projet pédagogique. Il s’agissait surtout de rendre les espaces extérieurs plus agréables et plus adaptés aux jeux et aux envies de bouger des enfants.
On le perçoit bien en visitant les lieux. La thématique marine omniprésente lui donne un petit air de vacances, et encore plus du côté des maternelles, dont la cour est devenue « la plage », avec ses pontons, ses jeux, sa décoration festive. Bien que provisoirement fermée en raison de chutes de tuiles du toit, « on l’ouvre chaque fin d’après-midi après la classe, pour que les parents et les enfants puissent s’y retrouver », précise Céline.
“La grille a permis aux agents techniques de travailler la soudure, un savoir-faire qui n’est plus beaucoup mobilisé. »
Céline Tcherkassky
Côté école élémentaire, des jardins sur deux niveaux donnent l’occasion aux écoliers de mettre les mains dans la terre. « Nous avons enlevé l’ancienne grille pour permettre aux enfants d’aller librement vers le niveau inférieur. Il y avait des craintes qu’il se produise des accidents, mais tout se passe bien », commente Céline.
L’ensemble apparaît à la fois joyeux et créé avec des « bouts de ficelle », dans un art du bricolage, du réemploi et du fait-maison : un grand bac bordé par un empilement de morceaux de bitume récupérés de la désimperméabilisation, le mur d’escalade sous le préau, ou la grille d’accès à la plage. « Elle a été faite à partir d’anciennes décorations de Noël. C’est tout un symbole qui plaît beaucoup aux anciens élèves, et en plus ça a permis aux agents techniques de travailler la soudure, un savoir-faire qui n’est plus beaucoup mobilisé », poursuit Céline.
Mobiliser les ressources internes
Après la cour, l’équipe s’est intéressée à la cantine, relogée dans les anciennes salles de classe du rez-de-chaussée. Ici, pas d’aménagement spectaculaire, mais des petits détails qui changent l’ambiance et facilitent le service : des meubles de séparation entre les tablées du réfectoire, une belle fresque réalisée avec les élèves, qui a dû leur faire découvrir pas mal des légumes qu’ils ont peints sur le mur. Et le plus astucieux : des balles de tennis pour « chausser » les chaises et les rendre plus silencieuses.
Tous ces aménagements peuvent sembler anecdotiques, mais ils ont déjà amélioré le quotidien d’une équipe éprouvée par la difficulté à enseigner, à se faire entendre et respecter, par les urgences constantes qui laissent peu de temps et d’espace pour réfléchir aux améliorations possibles.
« Cela nous a amenés à travailler autrement, à confronter nos attentes et nos contraintes.”
Valérie Dajoux
Ils ont surtout permis à l’équipe de programmation de s’immerger dans le quotidien, de comprendre les logiques de travail, les difficultés et les besoins de chaque type d’utilisateurs de l’équipement : élèves et enseignants, mais aussi d’autres personnels, des parents, des agents techniques, des intervenants extérieurs… « Cela nous a amenés à travailler autrement, à confronter nos attentes et nos contraintes, à apprendre à nous connaître, y compris entre différents services de la Ville », témoigne Valérie Dajoux.
Un résultat qui cadre avec les intentions de LAO : « Nous cherchons à ce que le maximum soit fait en régie, plutôt qu’en ayant recours à des intervenants extérieurs, et à tirer profit des capacités et des ressources de la collectivité. »
Pour s’immerger dans une autre cantine scolaire, lire aussi le reportage : « Cantines scolaires 1/2 : à Job, Virginie nourrit les enfants… de mieux en mieux »
Petit chantier motivant
L’un des petits chantiers encore en cours l’illustre bien : celui de la signalétique dans l’enceinte et aux abords de l’école. L’idée de départ était, explique Céline, de « comprendre pourquoi l’entretien des locaux est si compliqué ».
Deux membres de l’équipe de LAO, Hélène et Louise, ont mené une enquête auprès des services techniques et ont fait remonter des problématiques de matériel, de fatigue, de sentiment de dévalorisation. L’enquête, complète Hélène, a fait valoir « l’intérêt d’avoir des petits projets internes au service, en parallèle à la maintenance, pour remotiver les agents ; parmi plusieurs pistes, il a été choisi de travailler à la conception d’une signalétique dans et aux abords de l’école, qui peut se réaliser sur une temporalité courte. »
Le projet a démarré par une visite des lieux et une réflexion sur les besoins des usagers, qui ont mis en évidence la nécessité de signalétiques différentes : numérotation simple des classes à l’intention des agents chargés de la maintenance ; fléchage et affichage amovible identifiant, pour chaque salle, le niveau de la classe et le nom de l’enseignant, à l’intention des visiteurs ; panneau centralisant les informations actualisées de vie quotidienne pour les élèves et enseignants ; identification de certains espaces clefs, comme le jardin, le porche, le parvis…
« L’idée était d’aller à l’essentiel, pour tester la fonctionnalité des propositions en attendant la rénovation. »
Hélène Bucher
Avantages du projet : il est rapide à réaliser et peu coûteux, car conçu avec des matériaux de réemploi, par l’équipe technique, et pourquoi pas avec la participation des enfants pour le lettrage des inscriptions amovibles. « L’idée était d’aller à l’essentiel, pour tester la fonctionnalité des propositions en attendant la rénovation », ajoutait Hélène en présentant le projet à l’atelier des Régis.
Des Régis pour un chantier en régie
Les « Régis » ? Une façon de nommer le groupe de suivi réuni mensuellement, qui n’est ni exactement un comité de pilotage parce que les élus ne sont pas présents, ni un comité technique parce qu’il aborde des points pratiques. Autour de la table se retrouvent des membres de l’équipe de LAO, la directrice de l’école (autant qu’elle peut au regard de ses obligations), des représentants de l’équipe technique et les responsables des services concernés à la Ville.
Outre ce projet de signalétique, l’essentiel de la dernière réunion était consacré à la partie du projet qui est encore en cours d’exploration… et pas le moindre, car il s’agit de l’essentiel : les salles de classe. A la fois le plus important, le plus difficile à remettre en question, et pourtant, celui que les programmateurs seraient le plus tentés de bousculer.
Pour une vision plus générale de l’action municipale à Thiers, lire aussi l’entretien : « A Thiers, Stéphane Rodier incite à « retrouver l’esprit du collectif, en opposition avec la logique des rapports marchands » »
Dans cette équipe, c’est Pascal Clerc qui, avec Céline, a le plus réfléchi sur le sujet, passant beaucoup de temps dans l’école et dans les classes. Chercheur attaché à l’Université de Cergy-Pontoise, il se définit ironiquement comme « géographe défroqué » car son objet d’étude, l’école, l’a amené à flirter avec d’autres disciplines, de l’architecture à la pédagogie en passant par d’autres sciences sociales. Les archis de LAO ont jugé utile de l’intégrer à leur équipe.
« Nous faisons l’hypothèse que le modèle de classe actuel, qui existe depuis un siècle et demi, est en bout de course.”
Pascal Clerc
« Nous faisons l’hypothèse que le modèle de classe actuel, qui existe depuis un siècle et demi, est en bout de course, mais il est difficile de le dépasser, explique-t-il. Le temps scolaire est décidé hors, en amont ou à côté des besoins d’apprentissage des enfants et on part du principe que tous les enfants avancent au même rythme. C’est une illusion mais c’est rassurant. Tout l’enjeu est de voir comment on réinvente autre chose, comment on peut déverrouiller le temps, la pratique, le groupe. »
Il ne s’agit pas pour autant de brusquer les institutrices, déjà confrontées à des classes difficiles, avec peu de temps à consacrer à imaginer de nouvelles manières d’enseigner. « Elle sont très partantes pour tester des choses mais ça leur fait peur », disent Céline et Pascal, ce dernier rassurant l’atelier des Régis en soulignant l’intention de rester « super réalistes ».
Comme l’explique Céline, des petites touches de changement ont déjà commencé à être expérimentées : « l’espace de la classe reste le même mais les enseignants ont mis en place des îlots pour travailler en petits groupes et des coins pour les moments de regroupement. Progressivement, on aimerait aller plus loin. »
Pour découvrir un autre projet innovant de ce territoire, lire aussi l'entretien : « A Thiers, Paul Bucau met du commun dans l’eau »
Nouvelles pratiques à tester
Dans un premier temps, il s’agirait de permettre aux enfants d’être moins statiques et moins passifs dans la classe : en finir avec « le territoire de l’élève fixé à la table où il a ses affaires », lesquelles seraient rangées dans des casiers ; ajouter des tableaux qui ne seraient plus l’apanage de l’enseignant, quitte à épurer le foisonnement des affichages ; donner la possibilité de travailler debout, sur des tablettes hautes, aux enfants qui « ne tiennent pas assis »…
« Nous parlons d’un projet architectural, mais en fait le sujet, c’est l’autonomie de l’enfant.”
Céline Tcherkassky
Les institutrices semblent prêtes à tenter l’expérience d’ici à la fin de l’année scolaire, avant d’aller éventuellement, à la rentrée, vers un geste plus audacieux : celui de casser une cloison entre deux classes, pour travailler sur un espace plus vaste, entièrement réorganisé, animé par un binôme d’enseignants. « Nous parlons d’un projet architectural, mais en fait le sujet, c’est l’autonomie de l’enfant et l’apprentissage de la collaboration », souligne Céline, qui rêve de créer un plateau englobant tout l’étage et regroupant les écoliers d’un cycle entier.
Au cours de la concertation à laquelle j’assiste, les freins et les contraintes sont passés en revue. Il est question de mouvement et de niveau sonore, de nécessité pour les institutrices de lâcher prise, mais aussi d’imaginer de nouvelles pédagogies, alors qu’elles n’ont que très peu le temps d’être à l’écoute du projet ou d’y participer. « Paradoxalement ça pourrait apporter des solutions à leurs difficultés », commente Pascal Clerc.
Page blanche
Les propositions vont donc avancer avec prudence, d’autant plus qu’il faudra aussi intégrer les nouveaux enseignants, et faire passer des messages précis au futur concepteur de la rénovation. Car, fait remarquer Céline, « les architectes, même quand ils sont spécialistes des écoles, ne savent pas ce qui se passe dans les classes. »
Alors que le cahier des charges est déjà terminé et le concours d’architecte en cours, la question de l’aménagement des classes à été laissé comme une page blanche en attendant de voir jusqu’où peut aller cette déconstruction de la classe traditionnelle.
Pour le reste, on sait déjà que l’ensemble scolaire est amené à changer d’allure et d’organisation. « Il s’agit de créer une cité éducative plus ouverte, un outil de qualité où seront regroupés l’école bien sûr, les services de la médiathèque qui y sont déjà, mais aussi un service petite enfance avec la création d’une crèche, et enfin le gymnase, avec l’intention de l’ouvrir plus largement aux associations en dehors du temps scolaire. Nous souhaitons que les usagers puissent réinvestir cet équipement important, en le rendant plus accueillant », explique Valérie Dajoux.
Autrement dit, une pièce maîtresse pour redonner une dynamique à ce quartier historique tout en contrastes, en fortes pentes et, espérons-le, en fortes remontées.
Reportage (texte et photos) Marie-Pierre Demarty, réalisé le 12 avril 2024. A la une : la cour de l’école primaire, avec sa partie débitumée et métamorphosée en jardin.
Soutenez Tikographie, média engagé à but non lucratif
Tikographie est un média engagé localement, gratuit et sans publicité. Il est porté par une association dont l’objet social est à vocation d’intérêt général.
Pour continuer à vous proposer de l’information indépendante et de qualité sur les conséquences du dérèglement climatique, nous avons besoin de votre soutien : de l’adhésion à l’association à l’achat d’un recueil d’articles, il y a six façons d’aider à ce média à perdurer :
La Tikolettre : les infos de Tikographie dans votre mail
Envie de recevoir l’essentiel de Tikographie par mail ?
Vous pouvez vous inscrire gratuitement à notre newsletter en cliquant sur le bouton ci-dessous. Résumé des derniers articles publiés, événements à ne pas manquer, brèves exclusives (même pas publiées sur le site !) et aperçu des contenus à venir… la newsletter est une autre manière de lire Tikographie.