Zéro Chômeur Thiers 1/2 : comment une innovation sociale donne du sens à l’emploi

L’expérimentation Territoire Zéro Chômeur de longue durée a fait bouger les lignes à Thiers, sur le plan social et économique. Dans ce premier volet, on va mieux comprendre comment ces nouveaux emplois font coïncider les besoins du territoire et ceux des personnes recrutées.


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Le pourquoi et le comment

Le sujet de la résilience des territoires se pose avec un peu plus d’acuité dans des endroits où la situation sociale et économique a fragilisé les équilibres humains, autant à l’échelle individuelle que collective.

Dans ces endroits bien abîmés, l’art de la débrouille et – en forçant le trait – l’énergie du désespoir peuvent contribuer à la résilience. Quand on n’a pas grand chose à perdre, on a tout à gagner. Alors autant essayer des trucs…

Il s’y invente alors des modes de fonctionnement et d’organisation innovants d’une grande intelligence.

Comme on le verra à travers ces deux articles, les problèmes complexes et systémiques se résolvent rarement à grands coups de solutions simples. Il faut s’armer de patience, d’ingéniosité, voire de diplomatie. Mais en additionnant des petits bouts d’idées et des petits bouts d’avancées à des petits bouts d’opportunités, on arrive à faire… 200 créations d’emploi. Et à entrevoir la lumière d’un avenir plus dynamique.

Bref, il n’y a ni mauvais endroit, ni mauvais moment pour construire la résilience.

Et justement parce que de loin, ça a l’air très complexe, j’ai eu envie d’aller voir ça de plus près. Et de faire un point sur cette expérience dont j’entends parler depuis pas mal d’années.

Marie-Pierre


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Dans une petite pièce où s’entassent des ordinateurs fatigués, par cartons entiers ou empilés à même la table, Ludivine et son collègue réparent et reconditionnent les appareils. « Les pannes sont souvent les mêmes. Notamment la batterie qu’il faut changer. Ensuite, on les revend à des prix que nous essayons de faire les plus bas possible, pour des personnes qui en ont vraiment besoin mais n’ont pas les moyens d’en acheter un neuf. Par exemple à des étudiants », explique la jeune femme. « Ceux-là nous viennent de TAE, une entreprise émanant d’ATD Quart Monde, poursuit-elle en désignant une pile de portables. Tous ces ordinateurs nous sont envoyés par des entreprises ou des associations qui renouvellent leur matériel. Mais il faudrait qu’il y en ait plus qui le fassent. » Occupé de l’autre côté du petit atelier, son collègue complète : « En plus, il y en a de moins en moins, parce que les entreprises maintenant en gardent pour équiper leurs salariés en télétravail. »

Cette pièce à l’ambiance feutrée n’occupe qu’une petite partie du bâtiment d’Actypoles, situé dans la zone commerciale et industrielle en bas de Thiers. Au bout du couloir, on pousse une porte pour déboucher dans un vaste hangar. Ici sont entreposés matériaux, meubles et outils. Des petits ateliers sont aménagés par îlots. Au fond, une grande cloison délimite un espace où sont installées des machines. Elle a surtout pour rôle de protéger le reste du hangar des émanations de poussière et de sciure : dans ce recoin, on rabote, on ponce, on sectionne, on assemble.

Ludivine, dans l'atelier informatique
Ludivine, employée d’Actypôles, dans le petit atelier où s’entassent les ordinateurs prêts à être remis à neuf. – Photo Marie-Pierre Demarty

Trois personnes s’y activent, chacune face à un établi. Casques, masque, gants de protection pour ceux qui manipulent de bruyantes machines. Le troisième, Arnaud, s’interrompt pour m’expliquer le fonctionnement des ateliers : « Ici nous travaillons uniquement le bois, mais pas le contreplaqué qui peut difficilement supporter d’être transformé. Nous récupérons des meubles et des matériaux que les collègues rapportent quand ils vont débarrasser des maisons ou des bâtiments. Selon l’état, on peut décider de restaurer le meuble, de le transformer ou de récupérer le bois pour en faire autre chose. »

« Je suis un créatif ! J’ai besoin d’inventer tout le temps des nouveaux modèles. »

Arnaud, employé de l’atelier bois

Sortant de l’atelier, il me conduit vers un comptoir pour me montrer sa dernière œuvre, en cours de finition : une interprétation tout en bois de récup’ d’un jeu de air hockey. « Je l’ai fait à partir d’une table basse. J’ai enlevé le carrelage dessus qui n’était pas très beau. J’ai ajouté ces rebords qui viennent d’un autre meuble. » Son ton enthousiaste révèle sa fierté : « Je suis un créatif ! J’ai besoin d’inventer tout le temps des nouveaux modèles. Je me spécialise dans les gros meubles », précise-t-il avant de se tourner vers sa voisine qui, elle, façonne de petits objets avec le même souci de se renouveler. En prévision de Halloween, elle vient de confectionner une lampe mi-citrouille, mi-sorcière du plus bel effet.

Arnaud, devant le modèle en bois de air hockey qu'il a créé
Arnaud explique le fonctionnement de l’atelier bois : des meubles désuets ou en mauvais état sont transformés avant d’être revendus dans la boutique-recyclerie. – Photo Marie-Pierre Demarty

Quelques pas plus loin, des meubles disparates, tous étiquetés, attendent d’être transportés vers la boutique d’Actypoles, à quelques centaines de mètres. Certains ont à peine eu besoin d’être nettoyés ; d’autres ont été décapés pour leur donner un air rustique, éventuellement repeints ou transformés. Un brasero flambant neuf témoigne que d’autres employés se spécialisent dans le métal.

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Activités disparates

Maxime, le chargé de communication, me conduit ensuite vers le fond du hangar où est situé le garage solidaire, qui permet à des personnes ayant peu de moyens de faire réparer leur voiture. Une flotte de vélos électriques y est stockée. Ils sont destinés à être loués pour des périodes allant d’une semaine à trois mois, un service du syndicat de transport du bassin de Thiers, qui fonctionne depuis un an. « C’est un partenariat avec le SMTUT, explique Maxime. Nous sommes chargés de leur entretien et de leur déplacement, quand il y a besoin de les répartir. Nous venons de recevoir en plus des vélos plus adaptés à la circulation en campagne, y compris quelques VTT. »

Nous aurions pu aussi croiser les couturières qui fabriquent des couches lavables de la marque Bébés Lutins, reprise par Actypoles en 2018, suivre les employés qui entretiennent des espaces verts, ou qui transportent à la demande des personnes à bas revenu…

Les vélos jaunes de Mobivélo
Actypôles a en charge l’entretien de la flotte du service Mobivélo. – Photo Marie-Pierre Demarty

Difficile de faire plus hétéroclite pour une même entreprise, mais cela tient à son statut et à son histoire particulière : Actypoles est la première Entreprise à but d’emploi (ou EBE) créée en 2017 dans le cadre de Territoire Zéro Chômeur de longue durée (TZCLD) qui a placé la ville de Thiers dans les dix pionniers retenus pour cette expérimentation.

Un droit fondamental

Comme son nom l’indique, l’entreprise a donc pour objectif principal de créer des emplois, selon les principes que d’une part personne n’est inemployable à condition que le travail soit adapté, et d’autre part que le travail ne manque pas.

« Il s’agit de donner du sens au droit fondamental à l’emploi. »

Laure, responsable du Comité local pour l’emploi

Rappelons que cette expérimentation a été imaginée comme complémentaire au secteur des entreprises d’insertion, où les personnes ne peuvent rester que deux ans, et avec l’idée que les aides sociales apportées aux personnes sans emploi peuvent aussi bien servir à financer des activités non rentables mais socialement utiles. « Il s’agit de donner du sens au droit fondamental à l’emploi, inscrit dans la constitution, mais qui se résume plutôt aujourd’hui à un droit à rémunération », explique Laure Descoubès, responsable du Comité local pour l’emploi mis en place pour superviser cette expérimentation.

Une de ses fonctions est de repérer les demandeurs d’emploi éligibles – dont les données sont détenues par les services sociaux de la Ville – et de les mettre en lien avec les entreprises à but d’emploi qui pourront les recruter.

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200 emplois en CDI

A en juger par toutes les activités développées à Actypôles, le travail, effectivement, ne manque pas. Sans compter que trois autres entreprises de même type ont été créées depuis les débuts de TZCLD, profitant de la reconduction de la loi pour cinq ans supplémentaires en 2021. Avec ce renouvellement, on est resté dans une phase d’expérimentation mais avec quelques correctifs qui ont encore facilité des choses. « Les postes des encadrants sont désormais financés même quand on n’a pas pu trouver de chômeurs de longue durée pour les occuper, ce qui est le cas à Thiers où ces profils n’existent pas. Par ailleurs, les départements, qui gèrent le RSA, ont désormais l’obligation de verser une contribution », poursuit Laure.

« Les postes des encadrants sont désormais financés aussi. »

Laure, responsable du Comité local pour l’emploi

Les trois autres entreprises créées, elles aussi, ont bénéficié des retours d’expérience d’Actypôles, notamment en étant davantage spécialisées. Il s’agit de la Ferme de Lucien, qui fournit des légumes et des volailles aux cantines des écoles et des Ehpad ; et de deux entreprises de sous-traitance industrielle : Inserfac EBE, montée en partenariat avec l’entreprise d’insertion Inserfac, fabrique des fils à couper le fromage pour la coutellerie Fischer-Bargoin ; Thiers Entreprise confectionne notamment des ballons de rugby que l’on peut ouvrir et retourner pour en faire des bonnets de supporters : un travail de couture réalisé jusqu’à présent en Chine que l’entreprise vichyssoise Plush Ball cherchait à relocaliser.

Les quatre EBE ont ainsi créé deux cents emplois stables, pour des habitants des deux quartiers prioritaires de la Ville, que sont Molles-Cizolles et le centre ancien. Les salariés sont tous en contrat à durée indéterminée et ont retrouvé une place dans le monde du travail, qu’ils assument avec enthousiasme.

Des activités utiles

Surtout que les EBE attachent une grande importance à ce que le travail proposé à ces personnes fasse sens pour elles. « C’est fondamental, cela fait partie de la philosophie des EBE », insistent Laure et Maxime.

A Actypoles, les salariés ont même initialement proposé des activités qui leur semblaient utiles au quotidien, et donc utiles au territoire, le plus souvent dans le domaine de la solidarité.

Matériaux de récupération et création dans le hangar de l'EBE Actypôles, sur le Territoire Zéro Chômeurs
Les activités de type recyclerie ou réduction des déchets ne font pas forcément sens pour les employés d’Actypôles… sauf, pour certains, s’il s’agit d’exprimer leur créativité, par exemple en réutilisant des matériaux pour créer des objets de décoration en résonance avec la période… – Photo Marie-Pierre Demarty

Par exemple le garage solidaire est très vite arrivé dans le projet. « Du fait que nos réparateurs comprennent bien l’utilité de ce service, cette équipe fonctionne très bien et est devenue quasiment autonome », témoigne Maxime. Pour Thiers Entreprise, le projet est parti du souhait d’un groupe de femmes de faire de la couture.

« L’équipe du garage solidaire fonctionne très bien et est devenue quasiment autonome. »

Maxime, chargé de communication d’Actypôles

A l’inverse, d’autres travaux qui pourraient paraître intéressants dans le nouveau contexte des urgences environnementales sont plus difficiles à leur faire adopter, parce qu’ils n’entrent pas dans leur vécu quotidien. La récupération de matériaux à recycler, la fabrication de couches réutilisables ou tout ce qui porte sur la réduction des déchets ne font pas forcément sens ou sont perçus comme un travail que d’autres ne veulent pas faire.

« Même si cela pourrait paraître valorisant de les faire participer à la transition, il ne faudrait pas exiger de nos équipes qu’elles soient plus vertueuses sur ces questions que le reste de la société et que celle-ci se défausse de ses obligations sur des entreprises comme les nôtres », avertit Laure, qui souligne ainsi l’un des aspects délicats qui justifient les dix années d’expérimentation : « Il y a des personnes qui ont besoin de travailler ; il y a du travail à développer utile au territoire. Mais il n’est pas toujours évident de faire coïncider les deux. C’est un des aspects qui justifient l’expérimentation et qui nécessitent d’être pris en compte pour un territoire qui souhaite se lancer dans ce processus. »

Pas toujours simple, non plus, de s’insérer dans le tissu économique local. Mais sur ce plan aussi, l’expérience apporte un nouveau souffle à la ville. C’est ce que nous verrons dans le prochain article.

Prochain article : « Comment un ovni économique fait bouger les lignes dans le territoire »


Reportage réalisé le mardi 17 octobre 2023. Photo de Une Marie-Pierre Demarty : Arnaud, un des employés d’Actypôles, m’explique le fonctionnement de l’atelier bois… et de sa dernière création.

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