Pour Thierry Courtadon, “les gens ont besoin de s’accrocher à la pierre”

Par

Damien Caillard

Le

Entretien avec le célèbre sculpteur de pierre de Volvic, basé à Volvic, très attaché au territoire auvergnat. Sa sensibilité "éco-logique" se traduit dans les installations paysagères, mais aussi par une critique d'un certain développement territorial et économique.

Le pourquoi et le comment   [cliquer pour dérouler]

“Vous mé réconnaissez ?” (avec l’accent italien) : cette vieille pub Benneton s’applique bien à cet article. J’avais officié à la rédaction du contenu de Tikographie depuis le lancement du média en 2020, puis j’ai peu à peu passé à la main à la talentueuse Marie-Pierre Demarty qui assure désormais l’éditorial – pendant que je suis parti faire d’autres bricoles pour l’association telles que la maintenance du site web, le suivi comptable, la recherche de financement et j’en passe.

Hé bien, j’étais quand même nostalgique de cette période journalistique, et me voilà de retour – ponctuellement. Je reprends donc la plume pour quelques entretiens exceptionnels (en termes de fréquence – pour la qualité, vous me direz). A commencer aujourd’hui par Thierry Courtadon, artiste renommé, homme très sensible autant du point de vue artistique qu’humain, et amoureux de l’Auvergne. J’ai eu la chance de le rencontrer il y a quelques années dans le cadre amical, et il a accepté de se prêter au jeu de l’entretien pour Tikographie.

L’idée de cette série d’entretien “Grands Témoins”, que nous allons essayer de relancer avec Marie-Pierre, est de vous proposer des échanges avec des personnalités locales ou nationales qui ne sont pas directement dans le travail de résilience territoriale puydômoises, mais dont le point de vue peut être enrichissant… et intéressant.

Nous espérons ainsi vous proposer de temps en temps le regard d’un sportif, d’une écrivaine ou d’un entrepreneur (par exemple) sur le présent et le futur de notre territoire dans un monde qui change.

Damien

La pierre de Volvic est par définition un matériau inerte, non vivant. Comment la travailles-tu ?

Mon travail, c’est de donner vie à la pierre. J’apporte de la sensualité à une “matière grise”. Mon père fabriquait des caveaux. Moi, aujourd’hui, je peux en faire de la dentelle, mettre du mouvement, de la lévitation… ce sont des termes insoupçonnés pour un minéral.

Et qui aurait imaginé cela il y a 30 ans ? Clermont, c’était la “ville de la pierre noire”… alors qu’on adore cette matière ! Les gens aiment la pierre de Volvic, j’en suis convaincu.

Et je lui dois tout. J’ai un respect de la pierre. D’autant plus que j’en fais une exploitation infime par rapport à ce qui est disponible dans la nature : j’utilise 200 mètres cubes de trachy-andésite par an, c’est très peu, l’équivalent d’un grand garage. Je la valorise à l’équivalent de 150 000 euros le mètre cube ! Pour moi, c’est devenu une pierre semi-précieuse.

Le fameux Bouclier de Brennus, revisité par Thierry. 200 heures de travail “à taper sur un caillou”, mais ça vaut visiblement le coup.

Voici le “bouclier de Brennus”, quasiment translucide [photo ci-dessus]. Combien de temps t’a-t-il fallu pour le réaliser ?

J’ai passé 200 heures sur cette œuvre. J’aime prendre le temps. Quand on me regarde, on se dit : “ce mec met 200 heures à taper sur un caillou ?” Mais, plus les gens vont vite, plus je deviens original. En fait, les tendances contemporaines comme la vitesse, le tout-consommable, me rendent beaucoup service.

“J’en fais une exploitation infime par rapport à ce qui est disponible dans la nature “

Je suis persuadé que les gens ont besoin de s’accrocher à quelque chose comme la pierre. Depuis dix ans, je n’ai jamais eu autant de commandes de particuliers ! Et pourtant, il y a un délai moyen de livraison de cinq ans. Ça change du meuble Ikea… et c’est une œuvre indélébile, et transmissible.

Il faut s’inscrire dans le temps. J’en veux pour preuve les pavillons qui ont à peine 20 ans de durée de vie, un peu partout dans les Combrailles. C’est une honte ! J’habite dans une maison qui a 150 ans. Et je veux défendre ainsi les paysages.

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Tu es un des artistes les plus originaux et les plus connus sur l’Auvergne. Comment définis-tu ton lien avec le territoire ?

J’aime tellement ma région et ses habitants… je m’identifie à eux dans le sens où je me vois comme un provocateur d’émotion. Avec mes deux mains, je fabrique de l’émotion. Je sais que ce que je fais peut être extraordinaire, surtout dans notre XXIème siècle.

J’ai du succès mais avant tout de la crédibilité dans ce milieu artistique, et je l’assume. Quand tu acceptes ça, notamment avec l’âge et le recul, tu te laisses aller. Aujourd’hui, je déborde d’énergie, je suis super enthousiaste ! J’ai envie de faire vivre des moments forts aux gens.

Parles-nous des installations de land art qui parsèment le territoire des Combrailles…

Vers 2015, j’ai eu une commande de sept sculptures pour sept communes du territoire de Riom Limagne et Volcans. Je leur ai demandé à chacun de choisir trois emplacements, j’y suis allé et j’ai été inspiré : j’y ai imaginé une sculpture. C’était mes débuts dans du “pseudo-land art”. Mon but était que la nature s’accapare l’œuvre.

Avec “Chut !” [installation proche du Puy de la Coquille, NDLR], j’avais envie d’écrire une sensation. D’amener à la pesanteur, au chuchotement. Aujourd’hui, qui n’a pas fait sa photo sur le “Chut !” ? Cette sculpture a vraiment une âme.

Le “Chut !”, installation de land art que Thierry a conçue à proximité du puy de Jumes.

Si on revient à tes propos sur l’aménagement des territoires, tu sembles assez critique. Peux-tu développer ?

Justement non, je ne pense pas qu’il faille à tout prix développer les territoires. Sincèrement… on n’est pas des gens accueillants. Essaye d’appeler à 20h pour trouver un resto ouvert dans les Combrailles ! Il faut être conscient de ce qu’on veut : du monde, oui, mais ne pas être emmerdés. Les gens du Cap d’Agde, c’est très bien, mais ce ne sont pas les visiteurs que l’on souhaite ici.

“Il faut s’inscrire dans le temps.”

En fait, on souhaite avoir du qualitatif. Pour moi, cela passe par raconter une histoire, faire vivre une expérience. Quand on parle de l’Auvergne comme un “territoire préservé”, ça me va ! Je voudrais même qu’on soit l’exemple planétaire de comment on préserve un territoire. Mais on doit être à la hauteur de ce qu’on veut présenter.

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Merci de votre temps de cerveau disponible ! Le cours de votre article peut reprendre.

Quelle est ta crainte par rapport à cette volonté de développement ?

En filigrane, c’est le problème de la course à la croissance et au profit. Au niveau des territoires, on a largement assez de visiteurs il me semble. Les politiques veulent toujours plus d’habitants, et toutes les communes ont leur salle de sport, leur salle des fêtes, etc. Mais quel est leur taux réel d’occupation dans des petites communes ? 10, 15% peut-être ?

Le problème est cette course à celui qui développera le plus son territoire, sans réelle préoccupation de le faire vivre, et ce de manière originale. Du côté des entreprises, c’est aussi difficile. En Limagne, les exploitants ont une pression dingue pour produire tant de tonnes à l’hectare. On est dans la même logique de fuite en avant.

Stock de l’atelier Courtadon, à proximité de Volvic Gare. Au premier plan, un oeil noir nous regarde.

Ton atelier est sur les hauteurs de Volvic. Ce territoire est l’objet de réelles inquiétudes sur la ressource en eau, en aval de la ville. Qu’en penses-tu ?

C’est simple : je suis très content qu’il y ait cette belle entreprise [la Société des Eaux de Volvic, NDLR] à Volvic. Mais il faut arrêter de vouloir faire 1 milliard 600 millions de bouteilles par an. C’est un terrain de foot rempli sur 2 mètres de haut par jour ! Il y a des limites, surtout quand en face on t’interdit d’arroser tes tomates l’été.

Il faudrait être plus raisonnable. On est encore dans la course au profit, et même s’il y a moins d’eau vendue, ou des améliorations dans le process, on met en avant les bénéfices.

“Quand on parle de l’Auvergne comme un “territoire préservé”, ça me va !”

Pourtant, c’est d’abord un sujet humain sur le territoire. Les employés de Volvic sont bien payés, ils sont fiers de leur entreprise – et ils le font voir. Mais les problèmes d’eau vont peu à peu exciter les gens autour. J’en ai bien conscience, et je n’ai jamais acheté une bouteille en plastique.

En fait, je pense qu’on peut vendre moins d’eau de cette manière. Et voir la ressource comme un véritable bien commun, qui appartient à tout le monde. A condition de garantir de l’eau de qualité au robinet, pour tous, et sans gaspillage.

Te sens-tu “écolo” ?

Non. Je me sens… “éco-logique”, en deux mots. Je regrette qu’il n’y ait parfois pas de bon sens dans les démarches écologiques, ou qui se revendiquent comme tel.

Par exemple, on nous vend une transition énergétique – certes nécessaire – à travers le remplacement de nos voitures par de l’électrique. Typiquement, on veut ici aller trop vite ! Je préfèrerais que l’on donne 1000 € aux automobilistes pour qu’ils entretiennent mieux leur voiture thermique.

“Je me sens… “éco-logique”, en deux mots”

Et les projets de mines de lithium sur le territoire m’inquiètent, c’est aussi une fuite en avant. Même si globalement je suis pour une indépendance énergétique.

Ici, je suis le créateur – et le vice-président – de l’événement VVX à Volvic. Il rassemble 650 bénévoles, et au lieu de leur offrir un bob VVX pour les remercier, on leur a acheté des économiseurs d’eau. Être éco-logique, ça passe par des petits gestes pratiques, des micro-initiatives comme ça.

Thierry me fait visiter le show-room avant l’entretien. Il me montre une oeuvre mêlant la dentelle et le grillage en volume. Tout est bien sûr dans la même pierre que celle de la cathédrale de Clermont.

Comment envisages-tu l’avenir du territoire ?

Je sais qu’il y a de plus en plus de contraintes, mais je sais aussi que l’on trouvera toujours des solutions. Me concernant, j’ai 54 ans, je fais de la sculpture depuis 35 ans, je bosse 60 heures par semaine. Je me suis toujours inventé des contraintes, et aujourd’hui je fonce.

Quelles que soient les difficultés, il y aura toujours des gens qui s’en sortiront. Je n’ai jamais appris à mes enfants à se plaindre. Je pense, au fond, que c’est à chacun d’inventer sa vie – même si j’ai bien conscience qu’on n’a pas tous la même chance au début. On trouvera des solutions, et en local.

Je demande simplement aux Auvergnats de lever les yeux, et de comprendre la chance qu’ils ont d’être dans cette région. D’en être éco-responsable, en deux mots, parce que notre territoire est beau.

Propos recueillis par Damien Caillard le 30 avril 2024. Photos Damien Caillard. A la une : Thierry Courtadon, dans le “show-room” aménagé sur le site de son atelier, nous présente son principal outil de travail.

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