Nos Forêts d’Auvergne, le groupement forestier qui ne veut rien promettre

Initié par des professionnels de la filière, le groupement forestier Nos forêts d’Auvergne veut valoriser et exploiter la forêt de façon raisonnable, sans promesse de rentabilité.


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Le pourquoi et le comment

C’est peu dire qu’on aime la forêt à Tikographie ! Tiens, on vous en parlait encore la semaine dernière, à travers cette belle rencontre avec Dominique Jarlier, maire de Rochefort-Montagne.

On aime la forêt parce que nous savons qu’elle est une partie non négligeable de la solution à nos très cruciales problématiques de climat et de biodiversité. Parce qu’elle est une source de ressourcement, parce qu’on peut y observer la faune, y méditer sur notre finitude et sur notre arrogance face à des arbres plusieurs fois centenaire, ou y glaner des châtaignes et des girolles.

Cependant, la forêt est aussi le lieu de tous les paradoxes.

Nous avons besoin de l’exploiter – le bois présentant une merveilleuse alternative à plein de matériaux bien moins vertueux – mais nous aimerions aussi la laisser évoluer librement et naturellement pour qu’elle exerce pleinement ses fonctions écologiques. Nous voulons la préserver, mais nos activités la rendent malade et dépérissante. Nous aimons nous y balader, mais nous la souillons de nos déchets…

Voici encore une initiative qui nous paraît intéressante, justement parce qu’elle est une tentative « raisonnable » de concilier les termes de ce paradoxe : exploiter sans surexploiter, en respectant les équilibres.

Et puis on ne va pas le cacher : nous connaissons Charles-Etienne depuis quelques années. Son talk à TEDx nous avait inspirés. Pour ma part, je l’ai rencontré lors d’une de ces balades en forêt où il aime expliquer le rôle de chaque individu-arbre dans son écosystème : les pionniers, les protecteurs, les passeurs… J’ai beau arpenter les sous-bois depuis mon enfance, je ne regarde plus les arbres tout à fait de la même façon depuis cette expérience.

Marie-Pierre


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« Notre groupement n’est pas dogmatique. Il rassemble des personnes très différentes, qui discutent et recherchent le consensus, avec une intention prioritaire : aller vers ce qui est bénéfique pour la forêt », explique Charles-Etienne Dupont.

Ainsi résume-t-il la philosophie de la structure qu’il a créée il y a trois ans avec Jean-François Grodecœur et Stéphane Foury : « Nos forêts d’Auvergne ». Un nom qui, en plus d’exposer clairement son objet qui est d’acheter collectivement des forêts, « souligne la responsabilité que nous portons, et la localisation de notre action », ajoute-t-il.

« Il s’agit d’une société civile immobilière qui a la spécificité d’acheter uniquement des forêts. »

Cette structure n’est ni une association ayant pour but de laisser ses forêts en libre évolution façon sanctuaire, ni un groupement forestier d’investissement (GFI) ayant vocation à tirer une rentabilité maximale de l’exploitation du bois. Elle est quelque part entre les deux : un groupement forestier (ou GF).

« Il s’agit d’une société civile immobilière qui a la spécificité d’acheter uniquement des forêts. Notre intention est de les exploiter raisonnablement, sans promesse de rentabilité, mais en agissant pour préserver et si possible amplifier leur valeur », explique-t-il.

Cette approche est le reflet du profil de ses fondateurs. Ni naturalistes, ni propriétaires (du moins pas seulement), mais travaillant tous les trois dans la filière bois, à des endroits différents de cette filière. Tous les trois ont été amenés au cours de leur carrière à se poser des questions sur les pratiques qu’ils ont vécues au quotidien, les exigences souvent dérangeantes de leurs clients, et les conséquences désastreuses sur les forêts elles-mêmes et plus largement, sur l’environnement qui conditionne notre vie.

Lire aussi le reportage : « Sempervirens, l’association qui promet une vie libre et éternelle aux forêts »

Premiers déclics

Prenez Charles-Etienne. Gestionnaire forestier, il exerce depuis 25 ans au service des propriétaires. C’est lui qui décide quels arbres on va couper ou planter, à quel moment, à quel endroit, en quelles quantités, pour que leur vente soit la plus profitable possible auxdits propriétaires. Ce qui exige de penser sur le long terme, vu le temps que met un arbre à grandir, à devenir exploitable économiquement, à vivre sa vie, à participer à l’équilibre naturel et à la régénération de son environnement.

Charles-Etienne Dupont, cofondateur du groupement forestier
Pour Charles-Etienne Dupont, la fondation de Nos Forêts d’Auvergne est l’aboutissement d’un long cheminement dans la vision de son métier de gestionnaire forestier . – Photo Marie-Pierre Demarty

« Vers 2011, raconte-t-il, j’ai eu une prise de conscience : je n’étais pas forcément d’accord avec ce qu’on me demandait de faire et je subissais un rapport de force qui ne me convenait pas. J’ai commencé à réfléchir à différents modèles, à proposer des modes de gestion différents. Au point d’entrer en conflit avec un de mes plus gros clients, ce qui m’a mis en difficulté de 2013 jusqu’en 2018, mais m’a permis d’être plus en accord avec moi-même. J’ai aussi commencé à en discuter autour de moi, à proposer des balades en forêt à des proches pour leur faire partager ma vision. Mais je ressentais une certaine solitude par rapport à mon milieu professionnel. »

« J’ai pu constater que plein de gens étaient à l’écoute et dans la même énergie que moi. »

Le deuxième déclic a eu lieu en 2016. Pierre Gérard, l’un des organisateurs de TEDx Clermont, participe à une de ces balades et lui propose d’exposer sa vision de son métier et de la forêt sur la scène de cet événement, face à quelques centaines de personnes, additionnées aux quelques milliers qui la verraient ensuite en vidéo. « Ça a été un moment puissant sur le plan personnel. J’ai pu constater que plein de gens étaient à l’écoute et dans la même énergie que moi. Et cela a modifié durablement mon fonctionnement », se souvient-il.

Lire aussi l’entretien : « Charles-Etienne Dupont : « travailler la forêt, injecter de la naturalité »

Premières complicités

Son intervention, rappelle-t-il, se terminait par cette injonction : « Soyons une forêt ». Il y faisait le parallèle entre la diversité, la complémentarité et la solidarité qui existent entre les arbres d’une forêt, et le comportement humain, notre façon de faire société.

Poursuivant son besoin de se mettre en accord avec cette vision, il a commencé à « faire forêt », en s’ouvrant, d’abord timidement, à des partenaires de la filière bois. Et notamment à Jean-François Grodecœur. « De là est née une amitié forte », commente Charles-Etienne.

« Il avait compris que pour tenir cette promesse, on menaçait l’équilibre de la forêt. »

Ce nouvel ami a en effet un métier différent – il est exploitant du bois, c’est-à-dire qu’il l’achète pour le valoriser, soit en bois de chauffage, soit pour d’autres usages après passage en scierie, etc. Mais lui aussi avait cheminé vers une meilleure compréhension de l’écosystème forestier, vers une envie de donner plus de valeur au bois en l’amenant à une meilleure qualité, et vers le constat que la promesse de rentabilité faite aux investisseurs était malsaine. « Il s’y était épuisé et avait compris que pour tenir cette promesse, on menaçait l’équilibre de la forêt. »

Coupe rase et douglas dans le Forez
Les exigences de rentabilité amènent à des modèles de gestion forestière discutables, comme ici dans le Forez : plantations de douglas et coupes rases. Photo Marie-Pierre Demarty

Il manquait quand même une troisième compétence pour parvenir à monter ensemble une structure plus vertueuse : la connaissance des aspects règlementaire, fiscal, juridique. C’est Jean-François qui l’a trouvée : en la personne de Stéphane Foury, ancien collègue passé par des responsabilités chez le plus gros propriétaire forestier de France, avec un volet lobbying sur la question des incitations fiscales. Accessoirement, cet Aveyronnais est aussi le président des Propriétaires fonciers d’Occitanie.

104 hectares

« A nous trois, nous avons créé la coquille juridique du projet à Noël 2020. L’idée était de convaincre chacun quelques proches prêts à nous suivre, d’ouvrir un compte en banque où chacun apporterait des fonds, et d’acquérir à une dizaine de personnes les premières parcelles. »

Trois ans plus tard, Nos Forêts d’Auvergne compte trente-six adhérents et détient un patrimoine de 104 hectares de forêts, d’une valeur de 380 000 euros. Et compte faire entrer de nouveaux adhérents à l’occasion de la prochaine assemblée générale, en novembre. « Les nouveaux apports de capital nous permettent d’acheter de nouvelles parcelles. Nous avons fixé la part à 500 euros, pour que ce soit relativement accessible, mais loin des seuils nécessaires pour une rentabilisation fiscale. On peut aussi entrer au capital du GF en apportant des parcelles dont on a hérité, souvent sans savoir quoi en faire ou comment les gérer. Ces parcelles sont valorisées et transformées en parts sociales », explique Charles-Etienne, qui se charge ensuite – pour l’instant bénévolement – de la gestion proprement dite des forêts.

« Nous avons fixé la part à 500 euros, pour que ce soit relativement accessible. »

Concrètement ? Le groupement forestier a pris le parti d’acheter des parcelles disséminées dans les différents massifs forestiers d’Auvergne – pour l’instant surtout dans le Puy-de-Dôme – ce qui sécurise l’investissement. Pas de parcelles immenses qui sont hors de ses moyens. Pas de parcelles ridicules isolées au milieu des champs et dont on ne peut rien faire. Pas non plus de forêts qui « ne sont pas à leur place et n’ont pas d’avenir ».

« Ultérieurement, explique Charles-Etienne, nous pourrons envisager d’agrandir ces parcelles en profitant de la règle des droits de préférence, qui donne priorité aux propriétaires forestiers voisins lors d’une vente. »

Lire aussi le portrait : « Dominique Jarlier, un maire forestier très occupé »

Une question d’arbitrage

Les acquisitions sont guidées par l’opportunité des ventes, que le gestionnaire forestier est bien placé pour en être informé. Elles sont d’une grande diversité. Y compris de la plantation de douglas bien uniforme que Charles imagine « regrader » – néologisme qu’il utilise par opposition à « dégrader » – en y réintroduisant de la diversité dans les essences, mais aussi dans les âges et hauteurs d’arbres ; cela permettra de faire revenir de la biodiversité, dans une gestion dite en « couvert continu », c’est-à-dire sans ces coupes rases qui obligent la vie à repartir de zéro tous les quarante ou cinquante ans.

« On essaie de trouver les bons curseurs pour améliorer peu à peu les paramètres les moins bons. »

Car telle est bien la vision de la gestion forestière qui l’anime : prélever du bois raisonnablement, l’activité humaine en ayant aussi besoin. Mais laisser vivre et se développer des gros arbres, des sous-bois, des essences diverses qui se soutiendront mutuellement. Amener aussi des arbres à une plus grande maturité afin de leur faire prendre de la valeur : on tire davantage profit d’un bois de charpente ou d’ébénisterie que d’une matière tout juste bonne à devenir bois de chauffage ou de trituration.

Forêt dans le Livradois
Les ingrédients d’une forêt résiliente : essences diverses, arbres d’âges et de grosseurs diverses, sous-bois vivant… Photo Marie-Pierre Demarty

« Avec cette façon de faire, la valeur écologique et la valeur économique convergent, ce qui est rare », souligne Charles-Etienne, qui explique sa méthodologie pour parvenir à bonifier la valeur de la forêt : « On utilise un diagramme de Kiviat qui prend en compte les caractéristiques d’une parcelle : captation du carbone, biodiversité, fonctionnalité économique, écologique, etc., et on essaie de trouver les bons curseurs pour améliorer peu à peu les paramètres les moins bons. C’est une question d’arbitrage au quotidien. »

Lire aussi le reportage : « Voyage au cœur d’un îlot de vieux bois dans le Livradois »

Un écosystème de copropriétaires

Les associés du groupement forestier savent qu’ils peuvent compter sur sa compétence, d’autant plus qu’ils ont été, jusqu’à présent, recrutés uniquement par le bouche-à-oreille. En retour, il apprécie la grande diversité des personnalités qui l’ont rejoint : des cadres désireux d’investir de façon responsable, des professionnels de la filière, des personnes à forte sensibilité écologiste, voire spirituelle dans les traces de l’appel lancé par le Pape« Il y a aussi des personnes venues me demander conseil pour acheter des forêts à vocation patrimoniale, et à qui j’ai proposé de nous rejoindre pour commencer par mieux comprendre dans quoi ils s’engageaient. »

« Nous nous inscrivons sur le long terme, avec une étape à huit ans. »

Charles-Etienne se dit ému par cette complémentarité des profils, qui parviennent à discuter, avec une dose de « bon sens paysan », une autre d’envie de bien faire, et une volonté commune de qualité dans la relation humaine.

Sa gestion fine des choses vise à créer des forêts durables. « Nous nous inscrivons sur le long terme, avec une étape à huit ans, durée minimum pour correspondre aux incitations fiscales même si ce n’est pas l’objectif principal. Nous souhaitons que les personnes qui voudront sortir du capital à cette échéance puissent compter sur des forêts déjà valorisées », précise-t-il.

Redevenir responsables

La durabilité implique aussi de se poser la question de l’état des forêts, menacées par le changement climatique, les parasites, les maladies. « Nous avons aussi une forêt de pins en dépérissement, vers Courpière. Nous allons essayer d’accompagner sa sylvogenèse, en diversifiant les essences, en ajoutant des feuillus. Ici comme dans les autres forêts, il faut réfléchir aux essences les mieux adaptées, en diversifiant, en créant des forêts plus résilientes. Ce qui pose problème, c’est que le réchauffement du climat va plus vite que l’adaptation naturelle de la forêt : celle-ci peut opérer une « migration » au fur et à mesure que les graines se ressèment, mais c’est très lent. Nous devons donc l’aider un peu, tout en favorisant aussi sa migration naturelle », explique encore le gestionnaire forestier, qui cite sa devise empruntée à Adolphe Parade, le « père » de la sylviculture française : « Imiter la nature, hâter son œuvre ».

« Notre ambition est de montrer qu’il est possible de faire converger l’intérêt individuel, l’intérêt collectif et celui de la forêt. »

Finalement, on peut se demander quel est l’intérêt de développer cette forme de groupement « non dogmatique », ni très rentable, ni radicalement écologiste… « Notre ambition est de montrer qu’il est possible de faire converger l’intérêt individuel (nécessaire pour motiver des associés), l’intérêt collectif (indispensable pour parvenir à une capacité d’action suffisante) et celui de la forêt, que nous plaçons en tout premier. Il s’agit de permettre aux habitants du territoire de s’approprier les ressources locales et de redevenir responsables de leur environnement », résume Charles-Etienne Dupont.

L’avantage du groupement forestier local, c’est effectivement que le patrimoine est proche, tangible, qu’on peut facilement aller voir ce qui s’y passe. Et donc s’y intéresser de près. Peut-être même y trouver des champignons.

Pour prendre contact avec le groupement forestier Nos Forêts d’Auvergne : gfnosforetsdauvergne@gmail.com


Reportage réalisé le jeudi 5 octobre 2023. Photo de Une Damien Caillard : Charles-Etienne Dupont et Jean-François Grodecœur, deux des trois fondateurs de Nos Forêts d’Auvergne.

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