Recherche, territoire et situations extrêmes : l’apport des communautés apprenantes

A Clermont, le chercheur Pascal Lièvre répondait la semaine dernière à un « cas de figure » proposé par la vice-présidente à la transition écologique de Thiers Dore et Montagne. Sa préconisation : créer une communauté où l’on apprend ensemble pour faire face à l’inconnu.

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La structure : Open Lab Exploration Innovation

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Dispositif d’interaction entre chercheurs et praticiens pour alimenter des réflexions exploratoires et innovantes autour de la gestion des organisations


L’Open Lab Innovation Exploration a été crée par le CleRMa, laboratoire en sciences de management basé à l’Ecole de Management clermontoise. Il est dirigé et animé par Pascal Lièvre [Professeur en sciences de gestion à l’IAE Management] avec l’aide de Frédéric Denisot [chargé de mission innovation à la Chambre de Commerce et d’Industrie du Puy de Dôme].

En 2016, Pascal, Frédéric et Marc Lecoutre de l’ESC Clermont ont créé cette structure informelle dans le but de rassembler des chercheurs et des praticiens (représentants d’entreprises, consultants, mais aussi acteurs du territoire…) en sciences du management, autour des questions d’exploration et d’innovation – dans le cadre des organisations. Sa philosophie est de proposer un nouvel espace de dialogue entre les porteurs de connaissances scientifiques et les porteurs de connaissances expérientielles.

Sur les dernières années, l’Open Lab s’est orienté de plus en plus sur les questions de résilience et sur les situations extrêmes, en lien avec un séminaire interdisciplinaire éponyme élaboré avec d’autres acteurs locaux de la recherche – laboratoire Acté, Magma et Volcans, IHRIM et des chercheurs du Clerma comme Emmanuel Bonnet et Eléonore Mérour.

Conçu comme un « dispositif souple » d’interaction, l’Open Lab propose des conférences récurrentes où des chercheurs présentent devant les membres du club une synthèse de leurs travaux. S’ensuivent des temps de questions, puis d’échange informel et convivial favorisant le partage de pratiques.

Les membres de l’Open Lab participent sous forme de mécénat au bon fonctionnement du dispositif, qu’il prenne une forme financière ou en compétences. En tant que membres d’une communauté apprenante, ils ont accès à un outil collaboratif en ligne reprenant les contenus des conférences (présentations, vidéos, compte-rendus) et de nombreux éléments complémentaires.

Accès au site de l’Open Lab Exploration Innovation


Que répond un chercheur en management des situations extrêmes quand on l’interroge sur les difficultés d’un territoire – mettons par exemple la communauté de communes Thiers Dore et Montagne – à intégrer les habitants et les acteurs socio-économiques à la construction de son projet de territoire ?

Cette question peut paraître bizarre, le pilotage de ce bout de territoire forézien n’ayant a priori pas grand’chose à voir avec une expédition polaire ou avec les mesures à prendre face à une éruption volcanique. Mais Pascal Lièvre, professeur émérite à l’Ecole de Management de l’Université Clermont Auvergne, justifie le parallèle du fait que la transition écologique, à laquelle nous sommes tous confrontés aujourd’hui et que les élus de cette intercommunalité ont inscrite dans le projet à mettre en œuvre, est une situation extrême.

Pascal Lièvre
Pascal Lièvre pendant la réunion du 3 juillet : « les individus auront un comportement adapté si l’action fait sens pour chacun. » – Photo Marie-Pierre Demarty

En quoi ? S’appuyant sur les recherches accumulées au sein du laboratoire de recherche qu’il dirige, il définit les situations extrêmes par trois caractéristiques : une notion de rupture entre un avant et un après, une notion d’incertitude ou d’inconnu, et enfin la présence d’un risque, autrement dit d’un danger potentiel. Ne retrouve-t-on pas ces trois ingrédients dans les défis que nous vivons aujourd’hui : changement climatique, effondrement de la biodiversité, sécheresses, feux de forêts, etc. ?

Le cas du projet de Thiers Dore et Montagne

Anticiper et agir avec le territoire

L’atelier du 3 juillet, proposé dans le cadre de l’Open Lab Exploration Innovation, expérimentait un format nouveau pour ce rendez-vous qui invite habituellement un chercheur à traiter un sujet lié à ses propres recherches. Pour cette fois, l’exercice consistait à faire réagir des chercheurs, à la lumière de leur recherche, à une problématique concrète proposée par l’invitée du jour.

En l’occurrence, Rachel Bournier, maire de Sauviat et vice-présidente déléguée à la transition écologique et au développement durable de la communauté de communes de Thiers Dore et Montagne, a présenté son questionnement sur la façon d’intégrer les habitants et les acteurs socio-économiques du territoire de l’intercommunalité à la refonte du projet de territoire et à sa mise en œuvre.

Copie à revoir

Se présentant comme non militante, mais ayant fait le choix, après une reconversion, de s’engager pour être utile à son territoire, elle est élue maire en 2020 et arrive dans la foulée à la communauté de communes de ce territoire au profil très spécifique : à la fois très rural et encore industriel, 30 communes et 38 000 habitants, bénéficiant de l’attractivité du parc naturel régional du Livradois-Forez, mais présentant des vulnérabilités. Elle évoque particulièrement celle liée à l’eau, y compris pour ses trois lacs très touristiques qui ont subi récemment des fermetures liées à la sécheresse et au développement de cyanobactéries.

Rachel Bournier et Pascal Lièvre
Rachel Bournier, vice-présidente de la communauté de communes Thiers Dore et Montagne, expose sa problématique, sous le regard attentif de Pascal Lièvre. – Photo Marie-Pierre Demarty

« En 2020, raconte-t-elle, le projet de territoire était en phase d’écriture, proche de l’aboutissement, mais pour la nouvelle équipe dont j’étais, il paraissait aberrant de signer une feuille de route sur des enjeux qui n’avaient pas été partagés avec la population. Car ce document avait été discuté entre élus et techniciens et, qui plus est, il recyclait des fiches actions du projet antérieur. »

Les élus entrants ont donc rouvert les discussions, avec deux exigences : la nécessité de faire de la transition écologique et du développement durable un axe majeur, et la participation des habitants. La signature a été retardée et un questionnaire a été envoyé à différents profils cibles du territoire : des responsables d’entreprises, des salariés et des habitants, afin d’identifier des priorités.

Celles qui sont ressorties étaient les thématiques de la santé – « Nous sommes dans un contexte de désert médical », précise l’élue – l’alimentation et l’eau ; et une attention particulière portée à la jeunesse, qui a été bien mobilisée dans des ateliers baptisés « assemblées flottantes ».

Les entreprises et l’eau

« Ma question porte sur la manière d’intégrer les approches sous l’angle de la transition écologique d’une part, et d’autre part de mobiliser les entreprises sur ces sujets, poursuit-elle. Le maire de Thiers a créé il y a huit mois un club d’entreprises, avec une cinquantaine d’adhérents – certes minoritaires pour un territoire qui compte 2 500 entreprises – mais qui fonctionne bien et se réunit régulièrement sur des sujets qui concernent ces entrepreneurs : attractivité, formation, etc. Il me semble que ce club peut constituer une bonne porte d’entrée. »

« Il paraissait aberrant de signer une feuille de route sur des enjeux qui n’avaient pas été partagés avec la population. »

Rachel Bournier

Elle le justifie en exposant que certaines entreprises, grosses consommatrices d’eau, ont déjà pris conscience de cette problématique et entamé des aménagements pour réduire leur impact.

Elle évoque les potentialités de conflits d’usage et de dégâts liés à la fragilité de cette ressource sur ce territoire. D’où la nécessité, selon elle, d’anticiper ces risques et d’entrer en dialogue avec les parties prenantes. Mais elle reconnaît sa difficulté à trouver la meilleure façon de les sensibiliser.

Et pour finir, elle formule ainsi sa question à placer au centre des discussions de la séance de l’Open Lab : « Comment, à l’échelle de Thiers Dore et Montagne, peut-on contribuer avec les entreprises locales à identifier les problématiques, anticiper et envisager une gestion partagée d’un bien commun tel que l’eau ? »

Face à ce questionnement, les chercheurs, dirigeants d’entreprise, responsables associatifs, représentants de collectivités présents – au total une quinzaine de personnes – ont débattu de façon plus générale, sans que la discussion soit centrée complètement sur le cas particulier de la collectivité thiernoise.

Open Lab
Un auditoire hétérogène pour questionner la problématique posée dans cette rencontre de l’Open Lab. – Photo Marie-Pierre Demarty

Comment co-construire ?

Vanessa Iceri, représentant le Cisca et sa démarche issue de l’apport des sciences de la communication, propose ainsi un travail autour de trois piliers qui peuvent se résumer ainsi : « repérer » pour anticiper, sans effectuer un impossible diagnostic de toutes les vulnérabilités mais en allant sur le terrain observer les territoires pour mieux les comprendre, avec l’approche de la recherche ; ensuite « relier » pour affronter les problématiques et les difficultés ; enfin « résister » pour dépasser une situation de crise et accepter le changement qui en découle. Elle avertit également de la nécessité de tenir compte des obstacles constitués par « les controverses et incommunications qui doivent être dépassées, les difficultés à tisser des liens de coopération et les difficultés à constituer de nouveaux imaginaires. »

Les questions de la salle interrogeaient les chercheurs – et principalement Pascal Lièvre – sur des aspects qui ont pu faire avancer la problématique de Thiers Dore et Montagne, mais peuvent aussi s’élargir à de nombreuses collectivités sensibles à la nécessité de bâtir un projet de manière horizontale, coconstruit avec ses habitants.

Vanessa Iceri
Vanessa Iceri du Cisca : « essayer de faire des choses ensemble permet d’apprendre à se connaître. » – Photo Marie-Pierre Demarty

Exemple : les formulations de « transition écologique » ou de « résilience du territoire » ne risquent-elles pas de rebuter des personnes qui ne sont pas encore familières de ces débats ? « L’intérêt des mots qui font mode est de constituer un point d’entrée pour éveiller la curiosité, mais il faut ensuite clarifier ce que chacun met derrière ces mots et faire en sorte que ça fasse sens. L’essentiel est d’embarquer », répond Pascal Lièvre.

Autre question soulevée par Rachel Bournier : « A quel moment passer de la constitution de connaissances à l’action ? » Ce à quoi le chercheur réplique que c’est à elle d’en décider. « C’est une question d’arbitrage entre nécessité de connaissance et risque ; mais le partage de connaissance, c’est déjà de l’action. » Ce à quoi Vanessa Iceri ajoute « Et agir, c’est aussi constituer de la connaissance : essayer de faire des choses ensemble permet d’apprendre à se connaître. »

Apprentissage collectif versus démarche projet

Pour préciser encore la définition, il présente aussi les catégories que l’on peut distinguer entre différentes situations extrêmes, qui peuvent aider à comprendre ce à quoi l’on fait face : le risque peut être potentiel ou avéré ; la situation peut être subie – s’il s’agit d’une catastrophe – ou volontaire, donc plus joyeuse, dans le cas d’une expédition ; dans les cas complexes, la dimension extrême peut être perçue comme telle ou objective. Enfin, la situation peut prendre de l’ampleur et passer par différents stades de gravité : de l’extrême à l’urgence, puis à la crise et au-delà, à la catastrophe.

Face à ces situations, le chercheur en management étudie les comportements à avoir pour parvenir à la résilience, dont il précise le sens au passage : « La transition écologique, c’est le problème ; la résilience territoriale, c’est la solution ». Il ajoute que la notion de résilience est centrée sur le facteur humain – « On parle d’incertitude et de capacité à faire » – à la différence du risque qui est lié aux vulnérabilités techniques, « sans considération des potentialités ».

« La transition écologique, c’est le problème ; la résilience territoriale, c’est la solution. »

Pascal Lièvre

Les clefs pour trouver ces solutions de résilience appartiennent, selon lui, à trois registres. « Le premier est celui du sens : les individus auront un comportement adapté si l’action fait sens pour chacun ; il faut donc construire du sens. » Le deuxième registre relève de ce qu’il nomme la « double ambidextrie organisationnelle », c’est-à-dire la capacité à « jeter le plan » qui ne fonctionne pas pour inventer autre chose.

Enfin, ces situations se surmontent grâce à une expansion des connaissances, qu’elles soient scientifiques ou expériencielles : « On est dans le cas d’un processus d’apprentissage collectif, qu’on peut qualifier de situation orientée vers une finalité, ce qui est très différent d’un mode projet », souligne-t-il.

Faire sens

Voilà pour le cadre. Mais en quoi cela peut-il s’appliquer au projet de territoire de Thiers Dore et Montagne ?

« Il faut penser en termes de communauté d’apprentissage », recommande Pascal Lièvre, qui s’appuie sur les travaux de Michel Callon et Bruno Latour pour détailler : « Quand on réunit des habitants, il faut d’abord les faire parler de ce qu’ils ont envie de faire, et surtout ne pas en faire de synthèse où l’on ne sait plus qui a dit quoi, mais plutôt proposer des restitutions où l’on peut tracer la participation de chacun. Cela amène de la connaissance partagée, ce qui n’est pas de la connaissance commune. Une synthèse amène de la violence symbolique car elle fait disparaître les individus, qui peuvent ne pas être d’accord entre eux, mais pourront entreprendre ensemble en faisant émerger des objectifs et des moyens. Cela demande aussi de savoir s’écouter. »

« Il faut penser en termes de communauté d’apprentissage. »

Pascal Lièvre

Le chercheur convoque aussi le travail d’Etienne Wenger sur les communautés d’apprentissage, qui nécessitent trois prérequis pour fonctionner à plein, selon ce chercheur suisse : il faut que les personnes aient envie d’apprendre sur quelque chose à quoi ils tiennent, qu’ils soient ouverts à la complexité, et en capacité d’écouter. « L’âne qui n’a pas soif ne boit pas », résume Pascal Lièvre pour faire comprendre que les acteurs du territoire doivent être réunis sur des sujets qui les motivent.

Open Lab
« Savoir être à l’écoute », une condition indispensable pour une communauté d’apprentissage. – Photo Marie-Pierre Demarty

Autre aspect intéressant qui différencie la communauté d’apprentissage de la démarche projet : « il faut accepter la libre circulation des personnes, entre des gens très actifs et leaders et d’autres qui participeront de façon moins assidue. » Et il faut aussi, selon le concept du chercheur nippo-américain Ikujiro Nonaka, « laisser la place à l’autre », créer un contexte partagé grâce à des espaces-temps qui peuvent être festifs. « Ensuite, laissons voir comment les gens s’engagent ; la structuration des échanges viendra après. Il faut que ça fasse sens. »

Une approche du territoire

Interrogé par les participants, il considère aussi deux types de communautés d’apprentissage : celles qui sont constituées entre pairs et celles, plus hétérogènes, où chacun arrive avec une casquette précise, qui lui permet d’apporter ses propres connaissances. « Ces deux types de communautés fonctionnent avec des logiques différentes. Les groupes de pairs sont plus faciles à mettre en œuvre car ils ont dès le départ une connaissance partagée. C’est plus complexe avec une communauté hétérogène car il faut construire un minimum de vocabulaire commun, mais c’est plus riche car l’apport de connaissances est plus varié. »

Pascal Lièvre et Vanessa Iceri
Pascal Lièvre avec Vanessa Iceri : « l’apport de connaissances est plus varié avec une communauté hétérogène. ». – Photo Marie-Pierre Demarty

Ce à quoi Vanessa Iceri, chercheuse et responsable du programme de R&D au Cisca, ajoute que « l’homogénéité ne provient pas forcément de la casquette qu’on porte : il y a d’autres paramètres possibles d’homogénéité dans un groupe constitué comme hétérogène ». Par exemple, complète Rachel Bournier, « ils peuvent avoir une base de préoccupations communes s’ils vivent sur le même territoire ».

On en vient justement à cette notion de territoire, importante aussi selon Pascal Lièvre. « Il s’agit d’un écosystème comprenant l’ensemble des éléments qui permettent de reproduire le système. On va parler de bassin d’emploi, de bassin de vie, de vallée, etc. La question qui se pose est celle de son autonomie. Or on va constater que les territoires ne sont pas auto-organisés pour leur autonomie. Ils sont en relation de dépendance économique avec l’extérieur. »

« Les territoires ne sont pas auto-organisés pour leur autonomie. »

Pascal Lièvre

Mais la question peut aussi se poser, pour ces territoires, de savoir si pour autant, le management des situations extrêmes s’applique ; si l’habitabilité des territoires est engagée.

« C’est subjectif, conclut Pascal Lièvre. Cela dépend de la façon dont on vit la situation. Si on pense situation extrême, on va considérer la rupture, chercher à la qualifier ; on va se demander ce qu’on ne sait pas pour rechercher l’expansion des connaissances ; on va essayer d’évaluer les dangers potentiels. C’est une manière de réfléchir. »

Reportage réalisé lundi 3 juillet 2023. Photo de Une Marie-Pierre Demarty

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