Je décarbone, un pneu, beaucoup…

Par

Marie-Pierre Demarty

Le

Les trois intervenants pendant la rencontre
Rencontres Tikographie #52 - Quels enjeux des industries face au dérèglement climatique et environnemental ? Les multinationales sont-elles les mieux armées pour y faire face ? ou les PME ? Le débat a principalement tourné... autour du pneu.

Sommaire

Les intervenants

  • Jean-François Fauquet, leader Planet Europe Michelin (pour l’industrue)
  • Fabien Marlin, porteur de la Convention des entreprises pour le climat (CEC) Massif central
  • Francis Renault, climate change adaptation group expertise leader Michelin (gestion des risques liés au dérèglement climatique)

Le podcast

Vous pouvez accéder à un enregistrement « nettoyé » – pour une meilleure écoute – de la Rencontre ici :

La synthèse : Défis à grande échelle

Sans doute, on aurait pu avoir un panel d’intervenants un peu plus diversifié. Mais les animateurs bénévoles de nos rencontres font au mieux avec ce qu’ils connaissent et avec ce qui leur semble intéressant. Rebaptisons donc tardivement notre table ronde de ce mois d’octobre « dérèglements climatiques et industrie : l’exemple de Michelin », et voyons ce qu’il y a à retenir de l’exemple en question, qui a tout de même un poids économique et culturel certain sur notre territoire.

Ajoutons l’autre préalable posé par notre animateur : se concentrer sur ce qui se joue dans les usines, en laissant de côté l’amont et l’aval de la production, c’est-à-dire les fournisseurs, la logistique, l’usage d’un produit, sa fin de vie. Car ce scope 3 (comme on le désigne chez les spécialistes des émissions de carbone) pourrait faire l’objet d’un sujet à part entière (prenons note de le traiter une prochaine fois).

Mettons encore dans l’équation quelques chiffres, exposés en préambule : au global, on pourrait se satisfaire de ce que les émissions de gaz à effet de serre de l’industrie manufacturière en France aient baissé de 17 % depuis 1990 (chiffre de l’ONG indépendante Citepa, voir l’infographie ci-dessous)… si une part non précisée de cette baisse n’était pas due à la désindustrialisation et à la délocalisation des usines, donc un déplacement du problème et pas seulement une amélioration.

Trois intervenants pour parler de l’industrie, avec une forte coloration « production de pneus ». De gauche à droite : Fabien Marlin, Jean-François Fauquet et Francis Renault.

Mais tout de même, les entreprises font leur part et la manufacture clermontoise, selon ce qu’ont exposé ses représentants, s’efforce d’y participer, que ce soit à l’échelle de ses 70 gros sites de production dans le monde, de la trentaine situés en Europe ou des unités de Clermont-Ferrand. Parmi ces dernières, le site des Gravanches, a-t-on appris, fait partie des trois sites en France qui « sont déjà à zéro émission ».

Et cela, d’abord pour une raison qu’expose crûment Francis Renault : « Le climat évolue à un rythme accéléré, avec des événements extrêmes qui s’installent » et en conséquence, « les risques climatiques, dit-il, sont les premiers, les plus importants que nous avons identifiés pour le groupe, vraiment partout dans le monde. » Autrement dit, la multinationale a conscience que l’heure est grave, au point qu’elle calque ses prévisions d’adaptation sur « le pire scénario du GIEC » et que son responsable de l’adaptation au changement climatique prévient : « Ce n’est pas de la science fiction ; ça va durer des dizaines, des centaines voire des milliers d’années ».

« Les risques climatiques sont les premiers, les plus importants que nous avons identifiés pour le groupe. »

Les villes en ont conscience et travaillent elles-mêmes à leur adaptation – « Clermont est pionnière », salue-t-il – mais tout le monde doit prendre en compte ces risques majeurs, y compris les industries : « Si les entreprises grandes ou petites ne s’adaptent pas, on va avoir des problèmes », ajoute-t-il.

Son cap pour Michelin est donc, site par site, de réaliser des analyses précises des dangers et des vulnérabilités, qui concernent les personnes, les outils, les bâtiments, et de le faire de façon ouverte, car, explique-t-il, « il n’existe pas de méthodes ou de normes ; on les élabore et on les mettra à disposition, car ce n’est pas un jeu. »

« Ce n’est pas de la science fiction », avertit Francis Renault.

Pendant que ce département travaille donc à l’adaptation, d’autres, dans cette grande maison, s’appliquent à tenter de réduire les impacts des usines sur l’environnement. Jean-François Fauquet dirige les opérations pour l’Europe. Il assure que Michelin s’en soucie depuis longtemps – « le premier pneu vert remonte aux années 1990 » – et que « les indicateurs de cinq composants sont surveillés : le CO2, l’énergie, l’eau, les déchets et les composés organiques volatils ou COV ». La manufacture, dit-il, fait partie des entreprises « moyennement énergivores », même si trois étapes de fabrication sur quatre consomment tout de même beaucoup d’énergie, reconnaît-il.

« C’est comme si pour faire cuire un pot-au-feu, on remplaçait la marmite par un toaster. »

La plus cruciale, c’est la cuisson ; le défi consistant à passer des fours thermiques à l’électrique, « ce qui permet aussi de gagner sur les émissions de CO2 ». La mutation n’est pas si simple, explique-t-il avec une métaphore culinaire : « C’est comme si pour faire cuire un pot-au-feu, on remplaçait la marmite par un toaster ; c’est difficile d’arriver aux mêmes performances. »

Jean-François Fauquet au micro, avec Fabien Marlin
Jean-François Fauquet décrit les progrès restant à faire pour atteindre les objectifs de décarbonation pour 2050.

L’objectif que s’est fixé la firme pour 2030 en termes de réduction des émissions de carbone, précise-t-il, sera atteint plutôt en avance, mais « on doit encore inventer des process pour les deux décennies suivantes pour atteindre l’objectif de neutralité carbone à 2050, car les technologies ne sont pas matures pour les grosses presses, qui fabriquent les très gros pneus. »

La réduction de l’empreinte carbone ? « L’enjeu est important mais ce n’est pas suffisant ; c’est seulement le premier pas, très classique ; on est tous obligés d’y passer », explique pour sa part Fabien Marlin. Lui aussi est cadre de la manufacture clermontoise, mais c’est avec une autre casquette qu’il intervient principalement dans le débat, car on n’a tout de même pas parlé que de Michelin. Pour les quelque 700 dirigeants d’entreprises, de toutes tailles et de tous secteurs d’activité, qui ont suivi la Convention des entreprises pour le climat (ou plus familièrement CEC), le challenge, dit-il, est « d’aller beaucoup plus loin ».

Aller plus loin, c’est « passer de l’économie extractive à l’économie régénérative », ce qui consiste, poursuit-il, à « créer des impacts positifs sur l’environnement, à remettre du vivant » et, selon les valeurs affichées par la CEC, à « créer un modèle juste et sûr ».

« On va chercher plus souvent le cœur des dirigeants que leur cerveau. »

Et ce n’est pas forcément plus difficile pour les petites entreprises que pour les multinationales, car « elles ont moins de moyens mais elles ont plus d’agilité ; leurs dirigeants peuvent être sensibles au sujet et sont d’abord intéressés par la pérennité de la boîte, dont ils sont souvent les fondateurs ; ils pensent à ce qu’ils vont transmettre aux générations suivantes : plutôt de la valeur que du vide, c’est-à-dire des friches. » La valeur allant de pair, en l’occurrence, avec les opportunités de relocaliser des circuits de production, et d’investir pour l’avenir.

Mais pour autant, témoigne-t-il, « c’est un processus long » d’embarquer les dirigeants. Sur quels ressort jouer pour les convaincre ? « On vend une transformation sur laquelle on n’a pas vraiment de preuve ; on va chercher plus souvent le cœur des dirigeants que leur cerveau. »

Pour Fabien Marlin, l’enjeu est d’aller plus loin que la décarbonation et de « passer de l’économie extractive à l’économie régénérative ».

Fabien a tout de même été ramené à la manufacture de pneumatiques pour évoquer son activité professionnelle, liée à la notion de numérique responsable, ce qui lui permet de « ne pas être en position de grand écart » entre ses deux activités. Surtout, dit-il, le poids du digital chez Michelin, comparativement, n’est « pas énorme » et celui de l’intelligence artificielle, encore moins. « Les plus gros risques des IA génératives, dit-il, sont surtout dans la désinformation, les biais, les fake news. »

Il préfère souligner la latitude que laisse la firme clermontoise à ses employés pour jouer leur rôle citoyen de diverses manières : implication dans la vie locale, mécénat de compétence, engagement dans le groupe interne One Planet réunissant les salariés de tous services qui souhaitent réfléchir aux problématiques environnementales. Sans négliger les aides de la Fondation Michelin, et l’engagement de deux de ses filiales dans la CEC Massif central.

Les trois intervenants
Des vœux pour faire avancer le sujet : savoir et faire savoir, régler pacifiquement les problèmes, tisser des liens… Le facteur humain au cœur de la question.

À la classique question finale de la « baguette magique » qui permettrait de faire avancer les choses, chacun donne une réponse en cohérence avec son expérience et ses convictions. « Savoir et faire savoir », commence Jean-François Fauquet, conscient qu’« on a encore un travail monstrueux » pour diffuser ne serait-ce que la connaissance des ordres de grandeur et du caractère systémique des problématiques. « Régler pacifiquement les problèmes climatiques », demande Francis Renault qui, par exemple, voit monter les tensions sur l’eau avec inquiétude. « Apprendre à s’aimer un peu plus et à créer des liens », complète Fabien Marlin, car « le lien humain est un des facteurs clefs qui vont nous permettre de réussir. »

« On a encore un travail monstrueux. »

Reste un facteur clef qui a failli passer quasiment à la trappe : la sobriété. Evoquée tout de même par Francis Renault, mais pour aller très vite vers des sujets d’efficience dans les process de fabrication. Tout de même une dernière question du public a ramené à cette notion : « Comment Michelin peut contribuer à prendre le virage pour aller du tout-voiture individuelle vers les transports en commun ? » Réponse très partielle des intervenants, dont on doit reconnaître que ce n’était pas la compétence. Mais après tout, on avait dit qu’on ne parlait pas du scope 3. Et le sujet, c’est une évidence, mériterait à lui seul toute une rencontre. Décidément, notre liste de sujets ne connaît pas la décroissance.

Synthèse par Marie-Pierre Demarty

En complément sur la CEC Massif central, lire aussi sur Tikographie l’article : « Quand les entreprises s’emballent pour le climat »
Exceptionnellement, retour au Kap pour cette 52e rencontre.

Autres ressources

Documents présentés pendant la rencontre :

Les crédits

Merci à la librairie les Volcans d’Auvergne pour le partenariat de réalisation des Rencontres Tikographie pour cette saison, et en particulier à Boris, Philippe, Lénaïc, Olivier et Gaëlle. Merci également au KAP, à Fabrice et à l’Université Clermont Auvergne pour leur accueil.

Merci à nos invités, aux participants et à l’équipe de l’association Tikographie qui porte et organise les Rencontres.

Pour cette Rencontre spécifique ont œuvré :

  • Patrick à la préparation éditoriale et à l’animation ;
  • Claire à la technique ;
  • Marie-Pierre aux photos et au compte rendu.

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