Le pourquoi et le comment [cliquer pour dérouler]
Même si le terrain de jeu de Tikographie est principalement le Puy-de-Dôme, nous aimons parfois prendre de la hauteur en allant interroger des personnalités inspirantes hors de notre territoire.
Marc Mortelmans fait partie de ceux et celles qui m’inspirent. Non seulement par son exigence dans la transmission de connaissances, mais aussi par ses talents de conteur.
C’est pourquoi, le jour où j’ai vu passer un post sur un certain réseau social, où il annonçait qu’il n’y aurait pas de suite à Mécaniques du Vivant sur France Culture et regrettait de n’avoir pas été soutenu par ses confrères, pas même par une interview à la sortie de ses livres, je l’ai pris au mot en lui glissant un petit message : « Accepteriez-vous une interview d’un modeste média du Puy-de-Dôme ? »
Marc a accepté aussitôt, à la condition que cet entretien se fasse au bénéfice de nos deux médias : une occasion pour lui de se raconter à ses propres auditeurs, et de nous offrir un peu de sa visibilité en même temps qu’un partage de son expérience.
Je le raconte en toute transparence, parce que c’est dans les habitudes de la maison Tiko. Mais il s’agit de bien autre chose qu’une bête opération de com’.
Sans flatterie, Marc est un modèle de ce que j’aimerais vous apporter d’émerveillement, d’attention à ce qui nous entoure, que nous devrions considérer avec tellement tellement plus de respect, d’égards et d’humilité.
S’émerveiller face à (et dans) le Vivant, qu’il soit bactérie ou hérisson, forêt ou milieu aquatique, incroyable saumon ou ingénieux castor, c’est prendre une assurance sur notre avenir. Écouter des passeurs qui savent transmettre cette connaissance et cette attention, c’est déjà trouver un bon assureur.
Dernière petit chose : ne vous laissez pas arrêter par l’apparente longueur de l’entretien. Ce sont plein de petites histoires dans la grande. Ça se lit comme du petit lait !
Marie-Pierre
Trois infos express [cliquer pour dérouler]
- Marc Mortelmans a grandi en Meurthe-et-Moselle, dans un environnement (relativement) rural. Mais il dit être « né comme ça », avec la curiosité qui tout petit lui faisait passer beaucoup de temps à observer les animaux ou à séjourner dans les arbres. Que ce soit dans ses séjours autour du monde ou ses métiers dans l’audiovisuel, il s’est efforcé de transmettre cette fascination pour le Vivant. Jusqu’à trouver sur le tard la forme et le format qui lui correspondent le mieux : le podcast, la transmission par l’oral. Pas du tout facile, économiquement et en termes d’efficacité à faire entendre les messages, mais il se dit « le plus heureux des journalistes ».
- Au-delà de raconter son émerveillement devant le Vivant, son message est de deux ordres : combattre les idées fausses et prêter attention aux mots et à ce qu’ils racontent, sujets de ses deux livres. Avec une même intention derrière ces deux notions : être rigoureux pour rester crédible, sur un sujet où on a besoin d’embarquer, de faire comprendre les urgences, d’être juste et précis pour défendre « l’éradication » du Vivant, mot qu’il préfère à déclin ou extinction pour souligner la responsabilité humaine dans cette catastrophe.
- Au prix de cette exigence, observer le Vivant expose à un émerveillement constant. Et échanger avec Marc Mortelmans, c’est risquer d’apprendre des tas de choses dingues : sur l’agressivité hésitante des loups et le sourire des primates, les panthères de l’Amour et les martinets du Malawi, les hauts-fourneaux de Lorraine, l’étymologie du mot « apocryphe », les bienfaits du lierre même pour l’arbre auquel il s’agrippe…
Qui est Marc Mortelmans ? [cliquer pour dérouler]
Journaliste de presse écrite et de télévision, podcasteur, auteur, conférencier, Marc a ensuite bourlingué dans le monde, comme prof de plongée en mer Rouge, au Honduras, au Costa Rica et aux Galapagos, puis comme guide d’expéditions de montagne dans les Andes.
Revenu vivre en France, il crée Baleine sous Gravillon en 2020. Ce podcast dédié à raconter le Vivant est vite rejoint par trois petits frères : Combats (version « sur le front » de BSG), Nomen (origines des noms du Vivant) et Petit Poisson deviendra Podcast (ce qui vit dans l’eau). Devenu auteur et conférencier, Marc crée Mécaniques du Vivant pour France Culture en 2022 (4 millions d’écoutes).
Marc est aussi conférencier, consultant en entreprise sur les questions de biodiversité et auteur. Son premier livre, En finir avec les idées fausses sur le Vivant est sorti en avril 2024, aux Éditions de l’Atelier. Nomen, l’origine des noms des espèces (Ulmer) est publié en octobre 2024, tout comme le jeu de société TerrAnimalia, inspiré des contenus des podcasts.
Dans les cartons, une émission régulière à la radio, des chroniques à la télévision, un documentaire, un spectacle de standup, une BD sur la sexualité des animaux… entre autres.
(Biographie fournie par l’intéressé)
Ce qui suit est une tentative de restitution d’un échange de trois heures avec un « champion de la digression », à l’esprit d’escalier réjouissant et à l’expérience féconde. Il y a donc forcément des passages un peu synthétisés, voire carrément compressés. Et si ça vous a mis en appétit, retrouvez en fin d’article les liens vers l’intégralité de l’entretien en podcast.
Commençons par ton parcours personnel – plus particulièrement, peux-tu expliquer comment s’est construit ton rapport au Vivant ?
Marc Mortelmans : C’est une question logique mais que je ne comprends pas, parce que je suis né comme ça, avec cette passion pour tout ce qui bouge ou vit autour de moi. Quand j’étais môme, je passais tout mon temps libre à essayer de capturer des têtards, observer des sauterelles… et à chaque Noël ou anniversaire, je demandais un livre de la collection « La Vie privée des animaux ». Je n’étais pas un môme difficile à combler !
Ça veut dire tout de même que tu vivais au milieu de la nature ?
M.M.: En effet, j’ai grandi plutôt à la campagne, d’abord à Pont-à-Mousson en Meurthe-et-Moselle ; mon papa travaillait dans une des plus grandes usines d’Europe, les fameux haut-fourneaux de Saint-Gobain, qui faisaient 11 km de long… « Acier rouge et mains d’or » comme le chante Bernard Lavilliers.
« Je ne perdais pas une occasion, déjà, de partager les petites choses que j’avais apprises. »
On habitait dans une sorte de condominium, un ensemble de maisons saupoudrées dans un grand parc ; il y avait deux mares artificielles, dont une avec des carpes immenses qui étaient mes monstres du Loch Ness, et avec plein de vie, de grenouilles, toutes sortes de bestioles dans ce parc. Je passais mon temps à essayer de les voir, les capturer, j’étais fasciné…

Dans les longs voyages en voiture pour aller en vacances, je ne perdais pas une occasion, déjà, de partager les petites choses que j’avais apprises. Une d’elles, restée comme une blague de famille, a été d’essayer d’expliquer à mes parents et mon frère qu’un loup ou un chien ont deux formes d’agressivité : l’une franche et massive, et l’autre hésitante – la position des babines, des oreilles, de la queue… la posture de l’animal n’est pas la même. Ça avait fait beaucoup rire mes parents !
Y a-t-il eu une postérité à cette anecdote dans un podcast ?
M.M.: Le tout premier podcast de la saison 6 de Baleine sous Gravillon était une série sur la peur, et j’ai repensé à cette anecdote quand j’y ai raconté que le sourire chez les primates, et donc chez les humains, est un recyclage d’un signe de menace qui consiste à montrer les dents. Darwin a montré que ce qui est devenu le sourire est un précédent signe de menace recyclé. C’est génial ! Un peu comme dans les westerns où tu dois déposer les armes à l’entrée du saloon. Ou comme trinquer, qui consistait au départ à s’échanger un peu du contenu du verre entre trinqueurs, à l’époque où on s’empoisonnait à tire-larigot : c’était un signe de confiance mutuelle.
« Vive les gens qui ont passé une micro-partie de leur vie dans les arbres ! »
Mais je n’avais pas fini – étant le champion de la digression !
Sur ce qui t’a amené à t’intéresser au vivant ?…
M.M.: Oui, car aux alentours de dix ans, je suis parti vivre complètement à la cambrousse, à Dieulouard, et la maison qu’on habitait était la toute dernière avant les champs. Il y avait une immense forêt où j’allais dès que je pouvais. Un de mes grands plaisirs était de me percher en haut d’un grand hêtre. Plus j’étais haut, plus le hêtre, avec le vent, se balançait, et j’étais comme dans un bateau. (…)
Cela me rappelle que la journaliste Anne-Sophie Novel, quand je l’ai interviewée, m’a raconté une histoire similaire : elle fait aussi partie de la confrérie !
M.M.: Vive les gens qui ont passé une micro-partie de leur vie dans les arbres ! Je salue Anne-Sophie Novel. Et aussi tant qu’on y est Thomas Brail, le saint patron des écureuils, le gars qui avec ses copains « écureuils » se perche en haut des arbres pour les protéger – on l’a beaucoup vu et entendu sur le projet de l’A69 : chantier de l’autoroute Castres-Toulouse dont on est heureux de dire qu’il a été arrêté aux deux-tiers… même si l’histoire n’est pas finie. C’est l’occasion de dire que ça vaut le coup de se battre. Ceux qui l’ont fait peuvent être fiers.
Depuis cette enfance où tu as été sensibilisé à tout ce qui vit autour de nous, comment as-tu été amené à faire de cette sensibilité ton activité principale, notamment à travers tes podcasts ?
M.M.: J’ai consacré ma vie à raconter le Vivant et à essayer de le défendre de cette manière, en faisant passer l’émerveillement qu’il doit susciter. Comme je l’ai dit, je suis né comme ça et quand on me demande comment ça se fait, ma réponse la plus sincère, c’est « comment ça se fait que tu ne l’es pas ? »
« Il n’y a pas un Français sur cent qui s’intéresse vraiment au Vivant. »
Or je vois bien qu’il n’y a pas un Français sur cent qui s’intéresse vraiment au Vivant. Ou alors juste de temps en temps… Je le comprends. Les gens ont autre chose à faire que passer l’essentiel de leur temps à regarder une abeille, grimper dans un arbre, installer des gîtes à chauve-souris chez eux…

Lire aussi le reportage : « A Pontaumur, l’abeille noire résiste à l’envahisseur grâce à ses protecteurs » |
J’ai l’impression que c’est même plus : c’est une culture de l’attention au Vivant qui n’a pas été transmise. Mais il faut être en mesure de la transmettre à ceux qui ont grandi dans le béton et le bitume… et tu le fais très bien !
M.M.: Rétrospectivement, je pense que j’ai eu beaucoup de chance de grandir dans une famille sans problème, mais ce n’est clairement pas grâce à mes parents que cet amour du Vivant est né. Ils sont représentatifs de la plupart des Français.
Que pas un Français sur cent ne s’intéresse au Vivant, ça me vrille les tripes, mais c’est la donnée de départ. Le sens de ma vie, très modestement, est d’essayer de passer de 1 sur 100 à un peu plus. Et encore on a la chance d’être nés en France, mais il y a plein d’endroits dans le monde où les gens n’ont pas le loisir d’aller observer les écureuils ; ils luttent pour leur vie ou leur survie – j’ai une pensée pour l’Ukraine au passage…
C’est vrai. Mais il y a aussi des endroits du monde – et c’est une autre histoire – où ça reste très naturel d’être en contact avec la nature…
M.M.: Bien sûr, et ce n’est même pas une autre histoire. Je suis allé à leur rencontre, ayant vécu six ans au Chili, dans les Andes. Je repense à une expédition dans la jungle à Rurrenabaque en Bolivie, avec un guide qui tous les trois mètres, voyait quelque chose que personne dans le groupe ne voyait – parfois des trucs énormes, comme une tortue de 80 cm de diamètre, toutes sortes d’oiseaux, mais aussi des petites choses, des insectes, et des choses qui avaient trait à la survie, comme une liane gorgée d’eau.

J’ai aussi de grands souvenirs naturalistes au Malawi, un des plus petits pays d’Afrique, un des plus pauvres et des plus touchés par le sida. J’y ai vécu plusieurs expériences hors du temps et de l’espace, qui m’ont marqué. La première à la fin de la saison sèche, avec les champs absolument craquelés – ça faisait des semaines qu’on attendait la pluie. À un moment, l’orage tant attendu a lieu. Au bout de quelques minutes, je pataugeais dans le champ et à chaque pas, une dizaine de grenouilles sautaient sous mon pied. Ce que tu pensais être un désert, en un quart d’heure, se révèle gorgé de vie ! Cela illustre pourquoi j’ai appelé mon podcast « Baleine sous Gravillon ».
« Ce que tu pensais être un désert, en un quart d’heure, se révèle gorgé de vie ! »
Je me suis aussi retrouvé en plein milieu d’un envol nuptial de fourmis ailées énormes. J’étais émerveillé. Ce grouillement a attiré des martinets qui se sont mis tout autour de nous à gober ces insectes bien gras en produisant des claquements ; le choc était tellement fort pour se goinfrer d’insectes que ce simple son marque mon souvenir autant que l’image. Cela raconte aussi ma sensibilité aux sons qui motive que sur le tard, j’ai créé un podcast… à se demander pourquoi je ne l’ai pas fait plus tôt !
Ce podcast a été un apostolat mais c’est le média que j’ai vraiment choisi. Le fait de passer uniquement par la voix est absolument magique. Et je suis le plus heureux des journalistes, puisque je fais exactement ce qui me plaît et me passionne. Même si ce n’est pas le plus facile, en termes d’argent et d’auditeurs !
Je vois bien de quoi tu parles ! Car c’est encore plus compliqué pour le média de l’écrit que nous sommes, local, volontairement gratuit et souhaitant préserver son indépendance…
Marc m’interroge alors sur l’origine du nom Tikographie, que je vous laisse découvrir ici. Nous parlons donc de Tikopia et de Jared Diamond. De là, avec sa curiosité toujours en alerte, il se met à rechercher, citer et commenter l’intégralité de sa bibliographie… Pour finir par conclure en riant :
À mon avis, Jared Diamond est encore un gars qui devait aller se balancer dans les arbres quand il était môme.

Après ces belles digressions, revenons au fil de cet entretien : peut-on résumer ton activité principale par « transmettre des connaissances sur le Vivant » ?
M.M.: Je répondrais par une phrase du commandant Cousteau : « On aime ce qui nous a émerveillé et on protège ce qu’on aime. » C’est le moteur de ce que je fais. D’évidence, le Vivant m’émerveille. Et je pense qu’il émerveille n’importe qui en situation de le comprendre. J’essaie de le raconter. Je ne suis qu’un câble qui fait que cet émerveillement passe.
C’est le boulot de plein de gens, mais avec pour moi deux petites particularités. L’une est de passer très souvent par l’étymologie : je ne rate jamais une occasion de remonter aux sources. Ce que raconte un mot est formidable. En étant un peu curieux, on repère son histoire – c’est l’objet de mon dernier livre « Nomen, l’origine des noms des espèces ».

Mon autre marque de fabrique, c’est de tout remettre en doute et de combattre les idées fausses. J’en ai fait le sujet de mon premier livre « En finir avec les idées fausses sur le Vivant ». Et plus je le fais, plus ça m’intéresse. Sachant que le premier fautif, c’est moi-même !
« Je ne rate jamais une occasion de remonter aux sources. »
Je me suis rendu compte a posteriori que j’ai raconté des conneries monumentales dans beaucoup d’émissions. Un exemple : la phrase du commandant Cousteau. Elle est reprise partout mais il ne l’a jamais dite. C’est une de ces très nombreuses phrases complètement apocryphes (beau mot qui veut dire que ce n’est pas authentique ou pas authentifié, étymologiquement « tenu secret »). Par contre elle colle très bien avec son message général, dont c’est une reformulation, à partir de la citation exacte, qui est « Les gens protègent ce qu’ils aiment. »
Pour une pause émerveillement, voir aussi le reportage photo : « Petit exercice de contemplation à fleur de pistils » |
Et il y en a plein, des citations apocryphes !
M.M.: Du coup, pour un prochain bouquin, je suis allé gratter… Sur les réseaux sociaux, dans les livres, partout, il y a un pourcentage énorme de personnes qui citent des phrases de gens qu’ils n’ont jamais lues et jamais vérifiées. Cette vieille paresse est extrêmement humaine.
Et j’ai fait un top 8 de ceux qui sont cités tout le temps. Un des plus cités est Albert Einstein : « La folie, c’est de refaire la même chose et d’en attendre des résultats différents » ou « Il n’y a que deux choses infinies : l’univers et la bêtise humaine. Mais pour l’univers, je ne suis pas sûr ». Mais ça lui correspond bien.

Là, Marc déroule le top 8 des fausses citations, où apparaissent Gandhi, Voltaire, Nelson Mandela (et aussi, un peu plus tard, Winston Churchill, Mark Twain). Puis enchaîne :
Une partie de notre problème de climat et d’éradication de la biodiversité actuelle vient de ces simplifications et approximations. S’il s’agissait d’un truc dont dépendait ton salaire ou ta crédibilité, on ferait un peu plus gaffe avant d’envoyer un sms, et a fortiori d’écrire un bouquin.
« L’enjeu, c’est d’être à la fois humble et curieux. »
Je me bats pour que chacun fasse un peu plus attention, même auprès de gens que j’admire et qui sont des amis. (Il cite en exemple un post de Sea Shepherd sur les dauphins massacrés dans le grind aux îles Féroé, publié avec la photo d’un dauphin qui n’existe pas dans cet hémisphère ; et un autre exemple dans Vakita sur une prétendue nouvelle espèce de loup noir, qui est en fait une simple variante et non une espèce ou une sous-espèce – un peu comme des différences de couleur de cheveux.) L’enjeu, c’est d’être à la fois humble et curieux, de vérifier et de ne rien prendre pour acquis. (…)
La suite de votre article après une petite promo (pour Tikographie)

« les sols en danger, pourquoi et comment les protéger«
Notre prochaine table ronde réunira des intervenant.es puydômois.es autour de la question des sols sur notre territoire : importance pour la biodiversité, l’eau, le climat, l’agriculture… et comment les régénérer
49ème Rencontre Tikographie, mardi 6 mai 17-19h (au KAP) – tous publics, accès libre
Merci pour votre temps de cerveau disponible ! Le cours de votre article peut reprendre.
Mais est-ce qu’il suffit de connaître le Vivant et de s’émerveiller pour avoir envie de le protéger ?
M.M.: Non… et pour l’instant, je ne suis pas loin de pisser dans un violon ! Les gens ont des soucis tellement plus prioritaires ! Pour enrayer l’éradication de masse qui est à l’œuvre, il faut un changement radical de société : manger beaucoup moins de viande, la bagnole, l’avion… Je suis désolé de rabâcher ces chiffres, mais pour commencer à faire quelque chose d’utile, il faudrait que chaque citoyen en France réduise son train de vie énergétique d’un facteur 5 : de 10 tonnes de carbone émises en moyenne par an à 2 tonnes.
« Il faudrait que chaque citoyen en France réduise son train de vie énergétique d’un facteur 5. »
J’ai calculé ma propre empreinte carbone et moi qui n’achète pas de viande, qui suis détritivore (j’achète des produits périmés), je n’ai pas de voiture (à Paris c’est facile), je voyage en train, je n’ai pas pris l’avion depuis de nombreuses années, et je n’ai pas fait de mômes… Malgré ça, mon bilan carbone est de 3,6 tonnes. Même moi qui suis très attentif à tout ça, je n’arrive pas à descendre à 2 tonnes !

Mais en France, sauf à être un ermite au fond des bois, la part des services publics ou sociaux dont on est usager fait qu’on est mécaniquement au-dessus de 2 tonnes !
M.M.: Pour revenir à ta question sur l’utilité de ce que je fais, la réponse est non… du moins c’est infimement utile. Mais pour le tout petit peu de lucidité que j’apporte à quelques personnes, je continue ! Sans parler du fait que j’apprends, que je rencontre plein de gens formidables qui me partagent un peu de leur savoir lumineux…
« Il est illusoire de penser que la solution est individuelle. »
Et comme tu le dis sur l’histoire des services publics, il est illusoire de penser que la solution est individuelle et si le seul espoir est un changement radical de société, c’est difficile d’y croire. Pour autant, faut-il abandonner ? Non !
Mais quand on a réussi à amener des personnes à l’émerveillement, comment leur faire franchir le pas suivant de se mobiliser pour préserver, sauvegarder, changer ?
M.M.: Je fais ce que je peux avec le grand public. J’essaie aussi d’être un peu roublard dans mes conférences ; quand je parle à des décideurs politiques ou économiques, on a des discussions sur des sujets très précis, et non sur de grandes idées générales.
« Je parlais de pisser dans un violon, mais là, je pisse dans une contrebasse ! »
Un exemple : lors d’une conf’ chez une filiale de Vinci, j’ai pu expliquer à un participant que dans les vieux panneaux de signalisation de la France entière, le haut du poteau est un tube ouvert. Et des milliers d’oiseaux meurent car ils pensent que c’est un endroit pour un nid potentiel et tombent au fond. Je rends hommage à Didier Duchesne qui me l’a appris. Le gars de chez Vinci m’a dit « je vais appeler tout de suite notre usine qui fabrique ces tuyaux ». Je ne sais pas s’il l’a fait, mais en tout cas il avait ce pouvoir de permettre ce petit progrès. Je parlais de pisser dans un violon, mais là, je pisse dans une contrebasse !
Les bonnes idées sont dans les petits détails…
M.M.: Ce qui me fait penser à une autre citation qui est à la racine de mon travail : « Le diable vit, niche et se nourrit dans les détails ». Mon histoire d’étymologies et de bien vérifier ce qui est vrai ou pas dit aussi que le diable est dans tout ce que tu ne sais pas ou ne vois pas.
« Souvent, tu rates la vérité à un cheveu ! »
Par exemple dans « Mécaniques du Vivant », l’émission que j’ai faite pour France Culture, il m’a été demandé de parler 80% du temps : j’ai donc dû passer beaucoup de temps à chercher et surtout vérifier tout ce que je disais. Ce faisant, je me suis rendu compte que beaucoup de choses que j’avais racontées dans des émissions précédentes étaient inexactes. Souvent, tu rates la vérité à un cheveu ! Quand tu veux réussir – une émission, un match de boxe, ton jardin ou ton métier, tellement de choses dans la vie – il faut bétonner. (…) Quand tu portes une parole publique, quand tu diffuses un message, s’il y a des fautes dans ton message, ce manque de rigueur coûte cher. On ne vérifie jamais assez.

Suit une illustration par le lierre, liane très bénéfique y compris à l’arbre auquel elle s’accroche, mais que beaucoup pensent nocive – croyance tellement ancrée qu’ils ne veulent pas s’en départir. Puis viennent de nouvelles digressions :
J’encourage les gens à envisager autant qu’ils peuvent l’endroit où ils vivent comme une colocation et à se renseigner sur ce qu’ils peuvent et doivent faire : tondre versus ne pas tondre, installer des gîtes pour les chauves-souris, ne pas faire sortir tes chats à l’aube ou au crépuscule, etc. Quand tu veux faire du bien au Vivant, autour de chez toi ou même chez toi – en tout cas si tu as « l’idiotie » de penser que tu habites chez toi, car en fait tu habites en coloc’ y compris dans ton propre corps où tu héberges des kilos de bactéries…
« En fait tu habites en coloc’ y compris dans ton propre corps. »
Tout ça est un partage. Même tes molécules ! Quand tu meures : tu te fais enterrer, c’est 850 kg de carbone rejetés dans l’atmosphère. Même quand tu n’es plus là, tu infliges la peste ou le choléra à ce qui t’entoure, à cause de bêtes interdits religieux qui font qu’on en est aux balbutiements du compostage humain. Les gens ne veulent même pas y réfléchir.
Suit un éloge de Yann Arthus-Bertrand, qui malgré ses défauts fait des choses concrètes et a prévu son cercueil en carton, et une critique des hypocrites qui le critiquent sans se remettre eux-mêmes en question.
J’aimerais évoquer ta passion – que je partage ! – des mots, des langues et de l’étymologie, que tu développes dans « Nomen ». Cela rejoint nos propos sur la nécessité d’être rigoureux : le diable est aussi dans les détails du vocabulaire. Par exemple, tu préfères parler d’éradication plutôt que d’extinction des espèces…
M.M.: Je suis effectivement un apôtre de la précision. C’est la phrase de Boileau : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément. » J’ai tellement de chance de vivre, d’être né dans un pays en paix et même de penser, que c’est rendre la pareille à la chance que de partager ce que je peux le mieux possible.
« ‘Déclin’ laisse entendre que l’humain n’est pas en cause. »
Cela passe par le choix des mots. Effectivement tu ne m’entendras jamais parler de « déclin » de la biodiversité. « Déclin » laisse entendre que l’humain n’est pas en cause. C’est pourquoi je parle d’éradication du Vivant.
« Déclin » a un autre problème : ça laisse entendre qu’il y a du stock. Mais non ! Ces 500 dernières années, plus de 300 espèces de vertébrés ont disparu. Ce qui n’est pas la même chose que de dire que plus de 300 espèces animales ont disparu – alors que plein de collègues ont fait cette erreur. Mais si on étend aux invertébrés… et voilà encore un mot intéressant : « invertébré » est empreint d’une morgue infinie envers le Vivant ; ça veut dire « ces pauvres bestioles, elles n’ont même pas de vertèbres ! » Dans « Nomen », je me demande comment les insectes qui nous succèderont, quand l’humain aura fait sauter la planète et nous avec, nous nommeront… Les « inantennés » ?
C’est la même question sur le « tristinguo » entre vivant, nature et biodiversité. Selon le mot que tu emploies, tu ne dis pas la même chose. Et tu ne donnes pas la même image de toi.

Y a-t-il une espèce, un sujet, un phénomène du Vivant dont tu n’as encore jamais parlé et que tu rêves d’aborder ?
M.M.: D’évidence oui, il y a mille sujets ! Et je n’aurai pas assez de 450 vies pour traiter de tous les sujets qui m’intéressent.
Suit encore un détour par le podcast Mécaniques du Vivant, et par le générique de l’émission « Il était une fois l’Homme » qui retrace l’histoire du Vivant jusqu’à ce que l’homme finisse par faire exploser le monde. Il commente :
Ce générique fait froid dans le dos. Il résume une trajectoire de l’humanité – clairement celle qu’on est en train de prendre. À mi-2025, on se coltine Trump, Poutine, l’enfer Israël-Gaza… ça masque toute cette révolution qu’on devrait opérer : on devrait tous se prendre par la main, collectivement, pour envisager de rectifier cette trajectoire de mort. Le Vivant est en train d’en payer le prix le plus fort.
« Dans 10, 20, 30 ans, il n’y aura plus de lions, d’éléphants, de guépards ailleurs que dans les zoos. »
Suit un échange sur l’invisibilisation aléatoire dont Marc est victime sur LinkedIn, seul réseau social où il est actif, puis une évocation du jeu TerrAnimalia, une sorte de jeu des Sept Familles parrainé par BSG, plus propice à s’instruire que de jouer avec des cartes Pokémon. Il conclut :
Les Pokémons c’est sympa, mais pourquoi ne pas jouer avec des vraies espèces, apprendre de vraies choses sur ce Vivant qui est en train de disparaître dans nos marges ? Car ce qui se passe est extrêmement alarmant. Et plus c’est gros, plus ça disparaît. Dans 10, 20, 30 ans, il n’y aura plus de lions, d’éléphants, de guépards ailleurs que dans les zoos.
Pour enchaîner là-dessus, nous avons en Auvergne un parc animalier qui se spécialise sur les espèces en danger d’extinction, où est née il y a quelques mois une petite panthère de l’Amour – absolument adorable – mais surtout d’une espèce dont il reste une cinquantaine d’individus à l’état sauvage ; tu en parles dans « Nomen ».
M.M.: La panthère de l’Amour (du nom du fleuve qui marque la frontière entre la Russie et la Chine) est le félin le plus rare et le plus en danger d’extinction du monde, avec pas loin le léopard d’Arabie.
Mais c’est une bonne nouvelle, cette naissance ! Je suis sur mes habituelles jérémiades et tu m’annonces qu’une panthère est née dans un zoo !
Marc développe alors son appréciation nuancée sur les zoos : entre vocation commerciale et utilité pour conserver des espèces qui ne trouvent plus les conditions pour vivre dans leur milieu d’origine. « Mais je ne suis pas un ennemi des zoos », conclut-il.

Sur le Parc animalier d’Auvergne, lire aussi le reportage : « Quand les grands fauves, girafes et takins trouvent refuge en Auvergne » |
Pour finir en restant en Auvergne, connais-tu notre région ? Que t’évoque-t-elle ?
M.M.: J’adore ta question, étant moi-même très amoureux de ma Lorraine natale ! Je connais très mal l’Auvergne, mais comme je le raconte dans Baleine sous Gravillon dans « Les rencontres sauvages », j’y ai vécu une de mes principales expériences de rencontre avec un animal sauvage, alors que vers 7-8 ans j’étais en vacances avec mes parents ; en l’occurrence un martinet au sol qui n’arrivait pas à se renvoler.
Et aujourd’hui je cherche une maison, peut-être dans un éco-lieu ou une coloc au vert… Je vise des endroits moins courus et bobos que la Normandie, plutôt un truc de « ploucs » (et je le dis amoureusement, en étant un moi-même !), un endroit vraiment retiré. Et donc, ce havre de paix pourrait tout à fait être en Auvergne. Je soupçonne que ce soit une belle région ; elle fait partie du top des endroits où j’aimerais vivre dans quelques années.
L’intégralité de cet entretien est à retrouver en 4 épisodes sur le podcast Baleine sous Gravillon : Épisode 1 : Interview du créateur de BSG Épisode 2 : Le diable vit dans les détails Épisode 3 : Pisser dans une contrebasse Épisode 4 : La fin de l’hypocrisie |
Pour aller plus loin, découvrir les différents podcasts et l’univers Baleine sous Gravillon Ainsi que les 8 saisons de Mécaniques du Vivant sur le site de Radio France |
Entretien réalisé en visioconférence par Marie-Pierre Demarty, le vendredi 21 mars 2025. A la une, photo Baleine sous Gravillon : Marc Mortelmans, en studio, pour l’enregistrement d’un épisode de podcast
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