Le numérique s’emballe, prend de plus en plus de place dans nos vies mais aussi, même si c’est peu visible, dans nos consommations d’énergie. Quand c’est un informaticien qui s’en alarme, ça devrait faire réfléchir. Rencontre avec Yoan de Macedo, développeur éco-inquiet.
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Tout cela à la Soirée Tiko 2024, jeudi 5 décembre à 18h à la Baie des Singes ! On s’y retrouve ?
Avant de me rejoindre dans un café du village ce jeudi matin, Yoan a pris le temps de traverser Ennezat dans les deux sens pour amener son fils à l’école à vélo. Puis il a posé son Fairphone sur la table du bistrot et nous avons discuté pendant… trois heures.
Si vous commencez à interroger Yoan de Macedo sur les télescopages entre numérique et écologie, il vaut mieux prévoir du temps. Avant même de poser la première question, il déplie les doutes et les arguments qu’on devine bien rôdés, réfléchis de longue date : « Parce que le numérique c’est du virtuel, on ne le voit pas et on a l’impression que ça ne pollue pas. Avec le ‘cloud’, c’est encore pire. Pourtant c’est très matériel et polluant au contraire. En plus on ne sait pas recycler les appareils. Le problème, c’est qu’on met du numérique partout. Il faudrait se demander, avant de lever des fonds pour fabriquer des chiens-robots ou autres projets de ce genre, si ça vaut la peine de le faire. Il y a des cas où le numérique rend de grands services et d’autres où c’est complètement inutile. Mais on ne sait pas s’arrêter. On ne sait plus rien faire sans le numérique et le jour où ça va s’arrêter faute de matériaux ou d’énergie… on est mal ! »
Celui qui parle n’est ni un homme des cavernes, ni un idéaliste anti-tech. C’est un informaticien.
Et il a beaucoup à dire, beaucoup à échanger sur le sujet. Même si vous avez l’impression d’avoir déjà engrangé beaucoup d’éléments en parcourant son blog. Ça peut se comprendre : quand on a fait partie des quasi pionniers de la tech internet et qu’on a pris conscience – un peu plus tardivement – de l’ampleur des problématiques écologiques, il y a de quoi mettre le cerveau en ébullition.
Prise de conscience
Pour Yoan, l’aventure professionnelle a commencé dans le courant des années 2000. Avec quelques copains, cet informaticien fonde Octolys, une société qui, avec quinze ans d’avance sur le confinement, invente un outil permettant à des petits commerces de faire de la vente en ligne. A l’époque, c’est la défense des logiciels libres qui lui apparaît une cause importante.
“Ma conscience écologique s’est accélérée quand je suis devenu papa.”
Les questions écologiques apparaissent plus tard. Vers 2014-2015 si on se réfère aux articles de son blog traitant du sujet, d’abord au compte-goutte : « Minimalisme » en juillet 2014, « Développement web et écologie » en novembre 2015… Entretemps, il a quitté l’entreprise dont il était un des associés – « J’avais fait le tour » – pour continuer en free-lance, dans le conseil et surtout le développement de logiciels.
Mais Yoan ne se souvient pas d’un événement déclencheur. « C’est venu progressivement, au fil de lectures et de discussions. Mais ma conscience écologique s’est accélérée en 2016, quand je suis devenu papa. Là, je me suis vraiment questionné sur le monde que nous allions léguer aux générations futures. » Sa réflexion s’emballe et il mesure peu à peu à quel point le monde n’est pas résilient. « Quand j’ai lu Pablo Servigne et Raphaël Stevens1, je n’ai pas dormi pendant trois jours. Et quand tu commences à regarder ce que disent les politiques, c’est à devenir fou. »
De là à se questionner sur sa propre activité, le pas est vite franchi. « Le numérique est trop souvent présenté comme une solution aux problèmes écologiques mais il fait aussi partie du problème s’il est mal utilisé. Il faudrait le réserver aux usages où il est important. Par exemple, je développe encore des outils pour le e-commerce pour le compte d’entreprises qui les commercialisent et j’ai commencé à me poser la question de l’utilisation de ces outils par le client final, qui peut faire des choses n’allant pas dans le bon sens : le e-commerce peut vite avoir un impact négatif. Certains développeurs considèrent qu’ils n’en sont pas responsables et ça ne les dérange pas, mais pour ma part, cela me perturbe beaucoup. D’autant plus que c’est un secteur où les choses s’emballent : le numérique prend une place qui fait peur car de plus en plus, on délègue tout aux machines. Non seulement on va finir par ne plus rien savoir faire par nous-mêmes, mais en plus, les machines sont beaucoup plus consommatrices d’énergie que nous pour une tâche équivalente. »
Un virage indispensable
Autrement dit, Yoan est entré dans cet état très inconfortable qu’est la dissonance cognitive. Et il tente d’en sortir, avec plus ou moins de résultats. D’abord, en développant ces questionnements dans son blog où le sujet est devenu central depuis 2019 environ. « Il me permet de poser mes idées, de formuler mes coups de gueule, de lancer des discussions. » Un blog qui exprime jusque dans son design monacal une forte aspiration à la sobriété.
Yoan intervient aussi sur LinkedIn, le seul réseau social où il est resté actif, pour tenter de sensibiliser en réagissant régulièrement à des posts, en interpellant, en participant à la prise de conscience.
Enfin, il essaie – sans toujours y parvenir – de mettre de l’éthique dans son travail. « Concernant le développement web freelance, j’ai décidé de n’accepter à partir de maintenant qu’une poignée de missions mais seulement si elles sont compatibles avec les valeurs que je tente de défendre. La dissonance cognitive a été très difficile pour moi à gérer ces derniers temps. Enfin, je souhaite développer une activité de conseil en sobriété numérique, partager avec des entreprises les connaissances dont je dispose sur le sujet », peut-on lire sur son blog à la date du 2 septembre 2022.
“Parfois, c’est démoralisant d’avoir conscience de tout ça, on a envie de lâcher, mais on se sent mieux en continuant. »
Six mois plus tard, la bifurcation reste compliquée. « Les gens qui travaillent avec internet ou avec des logiciels ne se posent pas vraiment ces questions et il est encore difficile de trouver des clients sur ce créneau », constate-t-il, tout en ayant conscience qu’il « faut bien manger ».
La voie qu’il suit apparaît donc encore comme un compromis. « J’essaie de travailler sur des projets vertueux, et quel que soit le projet, de les concevoir différemment, selon des principes de sobriété. J’explique au client que certaines choses ne sont pas utiles pour un service rendu équivalent. J’ai avec eux des discussions qui permettent de sensibiliser, de parvenir à ce qu’ils se rendent compte de l’ampleur du problème. » Et il ajoute avec lucidité : « Tu sais que tu ne vas pas sauver le monde mais ça contribue… Parfois, c’est démoralisant d’avoir conscience de tout ça, on a envie de lâcher, mais on se sent mieux en continuant. »
De la sobriété à l’engagement
Ne pas lâcher, pour Yoan, c’est aussi – et peut-être surtout – s’appliquer des modes de vie les plus vertueux possibles et en progressant constamment dans ce sens. Moins consommer, renoncer à la deuxième voiture du foyer ou aux voyages en avion, porter des vêtements qui n’ont pas fait le tour de la planète au cours de leur fabrication. C’est aussi s’inventer des loisirs peu énergivores – pour Yoan : la marche, la lecture (un de ses articles de blog, daté de janvier 2020, s’intitule « Retour au livre papier »). « Le plus compliqué quand tu vis à la campagne, c’est le déplacement. Si tu essaies d’aller à Riom à vélo, tu peux mourir ! Il y a quand même des bus toutes les heures, mais parfois dans la journée, je peux me retrouver seul dans le bus et c’est assez dérangeant… »
C’est aussi avoir lui-même un comportement de sobriété dans le domaine qu’il connaît le mieux : couper la caméra lors des visioconférences, éviter le streaming, ne pas céder aux tentations du marketing et surtout, conserver les appareils numériques le plus longtemps possible – « Vouloir toujours avoir le dernier I-phone, c’est ridicule ! ». Mais il insiste : « Je ne suis pas contre le numérique, au contraire : le risque qu’on prend à en faire un usage immodéré, c’est que le numérique s’arrête complètement. Ce serait mieux de ne pas en arriver là.”
“L’informatique, c’est un outil ; ce n’est pas la vie. »
Il reste encore à Yoan une marche à franchir : celle de l’action collective. Travaillant uniquement à distance, il échange individuellement avec des personnes sensibles aux mêmes sujets, notamment des lecteurs de son blog. Mais n’a pas encore intégré des réseaux ou des mouvements associatifs. « Mais j’aimerais bien, dit-il. J’aimerais trouver des lieux où aider les gens à faire les bons choix en matière de numérique. Entrer dans des démarches autour de la réparabilité, ou revenir aux questions autour du logiciel libre, qui reste intéressant pour se réapproprier le monde du numérique. » Pour Yoan, l’univers de l’open source peut améliorer la résilience du numérique, à la fois pour que tout le monde puisse mieux comprendre les enjeux et participer (« Il y a de la place même pour les non informaticiens, par exemple, pour relire, traduire, etc. »), et pour aller vers une économie de ressources, en permettant le partage des développements déjà effectués plutôt que d’avoir à réinventer l’existant à chaque nouveau projet.
Transmettre cette culture est capital, conclut-il : « Il faut que nous prenions tous conscience que l’informatique, c’est un outil ; ce n’est pas la vie. »
1. « Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes », éd. Du Seuil, collection Anthropocène, 2015.
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Reportage réalisé le jeudi 2 mars 2023. Photo de Une : Crédit Marie-Pierre Demarty, Tikographie