La biodiversité est dans l’escalier

Et si on fichait la paix aux herbes folles ?

La chronique mensuelle de Marie-Pierre Demarty

J’ai beau vivre à la campagne, mon univers immédiat est très minéral. Une vieille maison de bourg au milieu du village, c’est beaucoup de pierre, avec du goudron en bas. Comme dans toute maison vigneronne locale, on y accède par un escalier extérieur en pierre. Le mien est encadré de deux murs en pierre. De la bonne muraille médiévale. C’est beau mais assez austère.

Quoique, à y regarder de plus près…

Tout au long de l’année, je m’émerveille de voir se faufiler dans toute cette pierraille quantité de petites pousses de verdure. C’est ténu. Tellement ténu que j’ai mis du temps à les remarquer.

On se demande comment elles s’accrochent à la muraille, dans quel micro humus elles prennent racine, quelle énergie vitale elles déploient pour s’épanouir là.

Quand on prend la peine de les observer de près, c’est aussi incroyablement divers et encore plus incroyablement esthétique. D’une merveilleuse délicatesse. Presque toute l’année, c’est une véritable micro-jungle saxicole qui prospère en tapis, en suspensions, en minuscules massifs le long des marches. Asplenium, orpin, sedum, et encore la prolifique valériane ou les éblouissantes corolles des pissenlits… Sans compter les touffes d’herbes et de graminées sauvages, ainsi que les roses trémières, qui parviennent vaillamment à percer le goudron. Et qui voisinent parfois avec une fleur moins rustique sans doute essaimée depuis un jardin des alentours.

Trois exemples de la biodiversité de mon escalier, dont, au centre, cette élégante suspension de cymbalaire.
Trois exemples de ce qui pousse dans mon escalier, dont, au centre, cette élégante suspension de cymbalaire. – Photos Marie-Pierre Demarty

Tout ça pousse dans un charmant petit désordre, mais qui ne m’empêche nullement d’accéder à ma porte d’entrée. Je me garde donc bien de déranger tout ce fourmillement de vitalité.

Evidemment, ce n’est pas tout à fait la même esthétique, comme abord de maison, que le modèle gazon ras + haie de tuyas qui semble encore largement dominant. Quand j’entends la municipalité de notre village confier que, lorsque la décision a été prise de pratiquer la tonte différenciée dans notre parc public (oui, même à la campagne, il peut exister des parcs publics !), des habitants ont réagi en disant que « ça fait sale »… Quand je vois d’autres habitants gratter au couteau d’autres marches d’escalier pour en éliminer le moindre brin d’herbe… Je m’inquiète à imaginer ce qu’ils doivent penser de ma conception du fleurissement. J’espère secrètement que le soin que j’apporte à l’énorme rosier et à l’antédiluvienne lavande qui ornent mon pied d’escalier me rattrape un peu à leurs yeux.

Mauvaises ?

Ces considérations vous semblent sans doute des broutilles par rapport aux inquiétants bouleversements qui sont en train de nous tomber dessus. Je vous concède que les perspectives de disponibilité de l’eau douce pour l’été prochain, l’inflation des ventes de SUV ou la guerre en Ukraine (entre autres) me préoccupent bien plus que l’image négligée que je peux avoir auprès de quelques-uns de mes voisins…

Mais ce décalage de perception fait réfléchir au changement d’époque qui est en cours, et que tout le monde n’adopte pas à la même vitesse.

Parce que quand on a « depuis toujours » entendu, véhiculé et transmis la notion – plutôt étrange quand on y réfléchit – de « mauvaises herbes », il n’est pas si facile d’admettre qu’on a simplement contribué à bousiller la biodiversité.

En quoi la dentelle délicate d’un sedum, le fin liseré rouge qui ourle les feuilles d’une cymbalaire, les petites touffes hirsutes d’orge des rats sont-ils plus « mauvais » que les pétunias qu’on alignait en rangs hyper rectilignes, il n’y a pas si longtemps, dans les plates-bandes et les bacs de fontaines asséchées ?

Sedum
Sans que je lui ai rien demandé, ce sedum sur fond de pierre de Volvic compose un tableau d’une merveilleuse délicatesse. – Photo Marie-Pierre Demarty

La différence tient peut-être seulement au fait que pour les premières, on n’a pas décidé soi-même de ce qu’on plante et du plan des plantations. C’est moins géométrique mais plus vivant. Ça laisse la place à la surprise. Ça laisse surtout de la place au vivant (ou à « d’autres manières d’être vivant », pour reprendre l’expression de Baptiste Morizot1) pour exister en dehors de nous, à côté de nous.

Chacun se débrouille comme il veut – ou comme il peut – avec ce qu’on lui a appris, avec l’espace dont il a la charge et avec son rapport à la nature.

Pour ma part, je vais continuer ma cohabitation émerveillée avec les herbes folles. Vous êtes prévenus : chez moi ce n’est pas la concierge, mais la biodiversité qui est dans l’escalier.

Parce que jusqu’ici, tout va bien dans les jardins et dans les escaliers. Mais jusqu’à quand ?

1. « Manières d’être vivant » éd. Actes Sud, 2020