Le pourquoi et le comment [cliquer pour dérouler]
On a tous nos limites. La mienne – disons une des miennes – est de parvenir à rester neutre et distante sur le sujet des espèces dites nuisibles. J’ai beau avoir écrit dans mon précédent reportage que je suis une « indécise professionnelle », pour le cas du renard, je n’y arrive pas.
En me documentant sur le sujet, je n’ai pas pu m’enlever de la tête le proverbe, très approprié en l’occurrence, « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage », ou le titre (qui a inspiré le mien) du film de Bryan Singer « Usual Suspects » : les suspects habituels qu’on ressort du placard à chaque fois qu’un délit est commis.
Amis chasseurs, vous n’allez pas aimer cet article.
Je me fais une raison : je serai mal-aimée des 1,5 % de la population qui se plaisent à tirer sur mon mal-aimé préféré.
Marie-Pierre
Trois infos express [cliquer pour dérouler]
- Comme presque partout en France, le renard – et quelques autres animaux mal-aimés – sont classés dans la liste des espèces susceptibles d’occasionner des dégâts… où ne figurent aucun des petits rongeurs qu’il contribue à réguler, pas même le rat-taupier qui fait des ravages dans les prairies d’élevage. Et qui figure au menu du renard bien plus que les poules. Ce classement peu cohérent apparaît dénué de fondement scientifique et aucune étude ne vient étayer son utilité pour le cas du renard.
- Cette classification Esod, révisée tous les trois ans, autorise à le chasser toute l’année, même en période de reproduction. Elle relève d’une décision peu transparente, avec une commission départementale où les pro-chasse sont majoritaires, un avis du préfet remonté au ministère, une décision ministérielle déconnectée du terrain et non motivée.
- En vue de la prochaine révision dont le processus commence fin 2025, les associations de protection de l’environnement ont créé le Collectif Renard 63 pour mobiliser le public et plaider la cause du canidé sauvage de nos campagnes. Une vingtaine d’associations sont déjà signataires de sa charte.
Ce n’est pas la première fois que les associations de protection de l’environnement se mobilisent pour défendre le renard. Mais c’est la première fois qu’elles sont autant. À l’initiative de France Nature Environnement 63 et de l’association Panse-Bêtes qui avaient déjà obtenu de petites avancées en 2021, un Collectif renard 63 s’est constitué en début d’année et d’ores et déjà, 22 associations locales ou antennes locales d’associations nationales soutiennent l’initiative. « C’est inédit d’être aussi nombreux et nous avons régulièrement des associations qui nous rejoignent », constate Marie-Laure, l’une des porte-parole du collectif.
Peut-être parce que la charte proposée à la signature des associations soutiens demande de respecter une éthique apolitique et non militante, s’appuyant sur des faits scientifiques. Ce qui a pu décider des structures telles que le Conservatoire d’espaces naturels, le CPIE ou le Greffe de rejoindre le mouvement.
« C’est inédit d’être aussi nombreux. »
Objectif premier du collectif : obtenir le déclassement de la liste des animaux nuisibles – ou en langage administratif ESOD pour « espèces susceptibles d’occasionner des dégâts ». Cette liste remise à jour tous les trois ans pour chaque département inclut presque partout en France le renard roux et quelques autres espèces qui ont le grand tort de s’être assez adaptées à nos modes de vie pour agacer certains ou être en concurrence avec nos propres activités d’humains. Aux côtés du renard figurent dans cette liste, pour tout le Puy-de-Dôme, la fouine, le corbeau freux, la corneille noire et la pie bavarde. La martre, qui y figurait aussi, a été retirée de la liste pour toute la France, en mai dernier, par décision du Conseil d’Etat.

Leur punition : être chassables toute l’année, même pendant la période de reproduction. Les retirer de cette liste n’aurait pour conséquence que de rétablir cette contrainte : ils resteraient chassables, mais seulement pendant la période d’ouverture de la chasse.
Ajoutez, pour notre département, le ragondin et le rat musqué classés espèces exotiques envahissantes, et des dispositions particulières pour le lapin de garenne et le pigeon ramier, mangeurs de graines et de légumes.
Accusé levez-vous… sur vos pattes arrière
Si la mobilisation se concentre sur le renard, c’est qu’il est un cas emblématique : victime surtout, disent les associations, de sa mauvaise réputation, alors qu’il est davantage un allié qui nous évite des nuisances réelles. « C’est un symbole culturel, qu’on accuse avant même de savoir qui a causé le dommage », s’indigne Marie-Laure.
Dans la série des griefs qu’on lui oppose, le renard est avant tout un mangeur de poules et un vecteur de maladies. Vraiment ?

Commençons donc par éliminer la rage… justement parce qu’elle est éliminée et n’est plus du tout présente en France depuis 2001.
Et par ne pas faire une psychose autour de l’échinococcose alvéolaire, certes maladie grave, mais extrêmement rare : une trentaine de cas par an pour toute la France. Le parasite étant véhiculé aussi par des rongeurs, voire par des chiens, se transmet à l’humain par des crottes ou ce qu’elles ont pu souiller, et ne se manifeste qu’après 10 à 15 ans de latence : difficile d’affirmer dans ces conditions quel animal sauvage ou domestique est responsable d’une contamination.
« C’est un symbole culturel, qu’on accuse avant même de savoir qui a causé le dommage. »
« Il y a des gestes de prévention à respecter, y compris avec son chien si on l’a laissé divaguer dans la nature », indique Marie-Laure, qui rappelle que tous les animaux sauvages sont porteurs de maladies, dont certaines peuvent nous affecter… Le covid nous l’a démontré plus sûrement que l’échinococcose.
Suspects oubliés
Quant aux poules, il ne devrait pas être si compliqué de les mettre à l’abri d’un solide grillage ou de fermer le poulailler la nuit. Sans oublier qu’on a tendance à accuser comme par réflexe Maître Renard, notre coupable idéal. De la fouine gourmande d’œufs et capable de faire un carnage pour atteindre son butin, aux rapaces nocturnes, grand-duc en tête, les suspects ne manquent pas mais sont rarement mentionnés.
« Est-ce que ça vaut de tuer 8000 à 12000 renards par an rien que pour le Puy-de-Dôme ? »
Pourquoi incriminer systématiquement le renard ? Son menu quotidien est pourtant constitué de petits rongeurs et de baies : servez-lui plutôt du campagnol aux airelles que des nuggets de poulet.
« Est-ce que ça vaut de tuer 8000 à 12000 renards par an rien que pour le Puy-de-Dôme ? », s’interroge la porte-parole du collectif.
Pour sa défense
Justement, parlons de son menu. Saviez-vous qu’un renard peut chasser plusieurs centaines de petits rongeurs par jour ? « Jusqu’à 600 pour une femelle renarde, quand elle s’occupe de ses petits », précise Marie-Laure. Dont pas mal de campagnols terrestres (ou rats taupiers) s’ils sont au menu de la prairie… Sachant que le campagnol terrestre fait des dégâts catastrophiques dans les prairies (et donc dans la nourriture des vaches), et est particulièrement présent dans nos montagnes à vaches locales, notamment dans le Cézallier.

Les petits rongeurs dont le renard fait son festin quotidien font également partie d’un club sympathique : celui de la faune qui trimballe des tiques, porteuses potentielles de la bactérie responsable de la maladie de Lyme.
Vous avez dit « susceptible d’occasionner des dégâts » ? La maladie de Lyme, ce sont 40 000 à 50 000 cas par an en France ; l’échinococcose, pour rappel, c’est 30. Je laisse les lecteurs faire leur propre évaluation du rapport bénéfices/risques.
Sur la problématique du campagnol terrestre et du rôle du renard dans sa régulation, lire aussi ce que nous en disait il y a un an le chercheur Christian Amblard dans l’article : « Il faut un équilibre dans la nature » : démonstration en 3 territoires » |
Quelles pièces à conviction ?
Dernier détail : on sait finalement peu de choses sur les dégâts occasionnés par les renards. Marie-Laure, qui siège (en position minoritaire) dans la commission départementale consultée pour le classement des Esod, s’agace de n’avoir jamais accès aux fiches de signalement de dégâts, qui sont seulement déclaratives, et parfois fantaisistes, souligne-t-elle : « Il faut justifier de 10 000 euros de dégâts par an dans un département pour qu’une espèce puisse être reconnue nuisible. Quand on connaît le prix d’une poule, cela paraît exorbitant. Il y a même des déclarations d’attaques de veau, ou de destruction d’un portail. Est-ce bien sérieux ? »

Et on en sait encore moins sur l’efficacité des destructions massives, qui ne font l’objet d’aucune évaluation systématique. Deux rapports publiés en 2023 et 2024 pointent cette lacune. Le premier, qui est une revue de l’état des connaissances scientifiques réalisée par la Fondation pour la recherche sur la biodiversité, indique que « 70 % des études portant sur les dégâts sur la faune montrent que le prélèvement d’Esod n’a pas d’effet significatif sur la réduction de leur prédation sur la faune. »
« Il y a même des déclarations d’attaques de veau, ou de destruction d’un portail. Est-ce bien sérieux ? »
Le second, rédigé par la très officielle Inspection générale de l’environnement et du développement durable, sans aller aussi loin dans la précision, affirme tout de même que « l’efficacité et l’efficience du dispositif ne sont pas suffisamment objectivement documentées, en particulier s’agissant de la mise en regard du coût global de cette politique et du montant des dommages déclarés. »
Marie-Laure rappelle aussi que ce petit canidé naturellement présent dans nos campagnes, baptisé Vulpes vulpes par les scientifiques, est un solitaire qui ne pullule pas. « Avec une seule portée par an, de 1 à 7 petits, il s’autorégule en fonction du territoire et de l’alimentation disponible. D’après les observations dont on dispose, la chasse aurait plutôt tendance à déstabiliser les populations et à favoriser la transmission des maladies, en contraignant les jeunes à se disperser davantage. On revient en arrière en se sentant obligé d’intervenir », détaille-t-elle.
Qui est le juge ?
C’est peu dire que la décision de classer une espèce dans la catégorie anciennement nommée « nuisibles » et aujourd’hui répondant à l’appellation espérée plus acceptable d’« espèce susceptible d’occasionner des dégâts » est complexe. « Et opaque », ajoute Marie-Laure, qui est pourtant intégrée à ce dispositif. « C’est une absurdité administrative », estime-t-elle.
Le rapport de la fondation citée ci-dessus souligne aussi le peu de fondement scientifique de cette classification et de sa procédure, l’incohérence des espèces classées (où on ne retrouve ni les rats taupiers, ni les chiens errants, ni les oiseaux porteurs potentiels de la grippe aviaire…), le manque de rigueur des déclarations de dégâts…

Pour faire simple, il existe à l’échelon départemental une commission départementale de la chasse et de la faune sauvage, qui elle-même « constitue en son sein une formation spécialisée » pour donner son avis sur la faune à classer dans cette catégorie Esod. Une fois cet avis rendu, le préfet rédige un rapport avec ses préconisations à l’intention du ministère de l’Environnement, qui s’appuie sur une commission nationale pour prendre une décision finale, « sans aucune transparence », dit Marie-Laure, et qui peut ou non suivre l’avis du préfet.
Procès équitable ?
Ne cherchez pas la liste des membres de la commission ou celle de sa formation spécialisée pour les Esod sur le site internet de la préfecture : elles n’y figurent pas. Mais Marie-Laure m’assure que sa collègue de France Nature Environnement et elle-même, représentantes des associations agréées, se trouvent seules à demander des mesures de protection de ces mal-aimés.

Et même quand des avancées sont obtenues à l’échelle de la préfecture, ça ne garantit rien à l’étage au-dessus. « Lors du dernier processus de classement en 2023, le préfet avait au moins entendu la nécessité de déclasser le renard dans les zones à risque campagnol et l’avait proposé au ministère. Mais celui-ci n’a pas suivi et il est resté classé nuisible sur tout le département. Dans le même temps, sans aucune logique, il a été déclassé dans l’Yonne, dans une partie du Doubs et dans les Pyrénées-Orientales. »
La consultation publique, qui a lieu réglementairement peu avant la parution finale de l’arrêté, avait recueilli 70 % d’avis défavorables. Ce qui n’avait pas pesé davantage.
Les avocats se mobilisent
Lors de ce processus, les deux associations – FNE 63 et Panse-Bêtes – avaient tenté de mobiliser autour de la cause du renard. Elles avaient lancé une pétition qui a recueilli 60 000 signatures et avaient aussi réussi à sensibiliser 84 élus ruraux qui demandaient le déclassement. Insuffisant ? Pas entendu ? Mauvaise technique ? Décision pliée d’avance ?
Toujours est-il que les défenseurs du renard ont décidé de changer de tactique. L’approche par la pétition est abandonnée car « on nous avait fait valoir que les signataires, sans indication de domicile exigée, n’étaient pas forcément concernés », explique la porte-parole du collectif.

Celui-ci s’est organisé en groupes de travail et reçoit régulièrement de nouveaux soutiens. Les associations sont beaucoup plus nombreuses à se mobiliser. Elles ont été conviées à signer une charte qui indique les trois objectifs partagés : « Unir les forces des associations locales et nationales pour un impact renforcé, obtenir le déclassement du Renard roux de la liste des ESOD dans le Puy-de-Dôme, sensibiliser élus, professionnels agricoles et grand public sur le rôle du Renard dans l’écosystème et améliorer son image en informant sur son éthologie et son comportement. »
La charte insiste sur la position pacifique et l’argumentaire scientifique à mettre en avant. « Le collectif s’engage à ne pas mener d’actions, à ne pas publier de textes et à ne pas tenir de propos fustigeant directement les détracteurs du renard. En revanche, il s’autorise à défendre ses arguments face à d’éventuels contre-arguments », mentionne-t-elle notamment.
Appel au peuple
Le collectif appelle aussi les citoyens à apporter leur soutien ou à envoyer un courrier à la préfecture. « Un afflux de courriers citoyens peut aider à donner du poids à la demande. Et pour les soutiens, nous demandons le code postal pour pouvoir distinguer les soutiens locaux », précise Marie-Laure. Une campagne autour de cet appel va être lancée dans les jours qui viennent, relayée par les associations. Et divers événements, conférences, projections, interventions de personnalités scientifiques seront égrenées jusqu’à la fin de l’année pour informer sur ce qui est ressenti comme une injustice et comme un non-sens au regard des dégradations inquiétantes de la biodiversité.

Pourquoi maintenant ? Pour anticiper les prochaines échéances. Car l’arrêté de 2023 arrivera à échéance l’an prochain et doit être renouvelé en juillet 2026. Pour cela, le long et tortueux processus administratif débute six mois plus tôt. La commission départementale sera réunie en décembre pour émettre son avis. Il est donc logique, pour le collectif, de faire entendre d’ici là le ressenti des territoires concernés.
Il pourrait être d’autant plus entendu que pour l’instant, le Puy-de-Dôme semble être le seul département de France où une mobilisation de cette ampleur est déployée.
Accusé Goupil, ton verdict n’est pas connu mais ce qui semble assuré, c’est qu’il y aura du monde à ton procès.
Reportage Marie-Pierre Demarty, réalisé le jeudi 19 juin 2025. Photos fournies par les photographes locaux qui soutiennent le collectif. À la une, photo Christian Bouchardy : le renard (Vulpes vulpes), un carnassier familier de nos campagnes.
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