Protéger la pie-grièche pour protéger tout un écosystème

Par

Marie-Pierre Demarty

Le

Pie grièche grise sur un piquet de clôture
La pie-grièche est un oiseau du bocage qui bénéficie d'un programme de protection déployé par la LPO. La grise notamment, disparue presque partout en France, est devenue quasi endémique du Massif central. Jumelles en main, faisons le tour de la question.

Le pourquoi et le comment   [cliquer pour dérouler]

A force de voir passer des infos de la LPO Auvergne sur la pie-grièche, au point d’en avoir fait l’emblème et le nom en forme de jeu de mots d’un bel événement, je me suis doutée qu’il devait y avoir un enjeu sur ces oiseaux qui me sont peu familiers.

Ma curiosité, mon envie de comprendre et mon bonheur sans limite à aller observer la faune ou la flore dans le milieu naturel m’ont poussée à m’intéresser au sujet.

J’en reviens d’autant plus émerveillée qu’en général, dans ce genre de reportage, je reviens avec une description de l’habitat, des paysages et plein d’infos sur l’espèce. Pour une fois, j’ai eu la chance d’observer les oiseaux masqués « pour de vrai ». Certes, mes photos ne valent pas les merveilleux clichés que me fournit la LPO, mais j’avais très envie de vous faire partager cette vision magique.

Trêve d’enthousiasme. Cet article a surtout pour but de compléter un peu plus l’état des lieux des espèces sur notre territoire, de constater nos dégâts jamais absents du paysage, mais aussi de souligner les actions et initiatives qui contribuent à réparer, améliorer, endiguer…

De fil en aiguille, protéger la pie-grièche, c’est protéger tout un pan de notre « capital survie ».

Marie-Pierre

Trois infos express   [cliquer pour dérouler]

  • Les pies-grièches sont des passereaux insectivores aux mœurs de rapaces : elles chassent en se postant sur un piquet de clôture ou en vol stationnaire, et ont l’étonnante habitude de stocker leurs proies en les empalant sur des fils de fer barbelés. Deux espèces sont présentes dans le Puy-de-Dôme : l’écorcheur et la pie-grièche grise. Cette dernière, la plus grosse, se nourrit aussi de lézards et de rats taupiers. Cette particularité lui permet d’être sédentaire, alors que l’écorcheur, ou la pie grièche à tête rousse présente dans l’Allier, migrent vers l’Afrique en hiver.
  • Toutes les espèces vivent dans des milieux bocagers avec abondance de prairies naturelles les plus diversifiées possibles, et des bosquets où établir leurs nids. Mais leurs territoires se restreignent en raison de la disparition des haies, du recul des prairies, de l’artificialisation… L’écorcheur est encore présente partout en France. C’était aussi le cas de la pie-grièche grise, qui est devenue quasi-endémique du Massif central et est encore assez présente dans le secteur Saulzet-le-Froid et des communes alentour.
  • La LPO assure un suivi de ces espèces et met en place des programmes de protection, notamment en sensibilisant les éleveurs, premiers gardiens des habitats propices aux pies-grièches. Ils sont invités notamment à laisser en place les prairies naturelles et les barbelés, à respecter les haies et à limiter l’usage des traitements antiparasitaires nocifs pour les insectes coprophages. La pie-grièche est typiquement une « espèce parapluie », dont la protection bénéficie à toute la faune et la flore qui partagent son territoire et son type d’habitats.

Julien Curassier n’a pas encore installé sa longue vue qu’un milan vient tourner autour du bosquet qui nous intéresse, à quelques dizaines de mètres. Coup de chance. Car aussitôt, le couple de pies-grièches sort du bois et se met à le houspiller pour le chasser. Puis les deux parents se relaient sur le perchoir d’un des plus hauts sapins, manifestement pour faire le guet. Ce qui nous donne le loisir de les observer.

Nous sommes à bonne distance, mais à la jumelle ou à la longue vue, on distingue nettement le masque noir comme le bord des ailes et la queue, la capuche grise, les touches de blanc. « Ce doit être le mâle, dont le plastron est bien blanc », avance mon guide alors que nous observons le premier guetteur.

Julien Curassier, chargé de missions LPO, installe la longue vue
Julien Curassier, chargé de missions LPO, installe la longue vue et la pointe vers le bosquet de sapins à droite, où nous allons pouvoir observer un couple de pies-grièches grises.

De temps en temps tout de même, l’un des deux, ou même les deux, s’éloignent quelques instants puis reviennent au bosquet. « C’est signe que les œufs doivent être éclos : la femelle est sortie donc elle ne couve plus. Ils doivent apporter des insectes aux petits », se réjouit Julien. En bons parents, Monsieur et Madame Pie-Grièche Grise nourrissent et protègent leur progéniture.

« Les œufs doivent être éclos : la femelle est sortie donc elle ne couve plus. »

Nous ne tenterons pas d’approcher le bosquet qui de toute façon est assez touffu pour constituer une forteresse. Et surtout parce que l’espèce est protégée et que la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), dont Julien est un des chargés de missions, en assure le suivi en respectant ces petites familles qui nichent sur cette portion du territoire puydômois : cinq communes, comprenant Aydat, Vernines, Aurières, Le Vernet-Sainte-Marguerite et Saulzet-le-Froid.

Certes, nous étions assez loin, mais à travers la longue vue, ce matin-là, nous avons pu longuement observer le couple pie-grièche grise faisant le guet à tour de rôle au sommet du bosquet. Aperçu de notre observation capté au smartphone fixé sur la longue vue et (à droite) l’image agrandie.

Un boucher dans le bocage

Mais avant d’examiner de plus près les tenants, les aboutissants et les enjeux de cette protection, tournons le dos au bosquet de sapins et enfonçons-nous de quelques mètres dans le chemin qui mène au puy de la Combregrasse, tout proche. Nouveau coup de chance, car nous avons à peine fait quelques pas entre deux haies de genêts qu’une pie-grièche écorcheur, espèce cousine de notre premier couple, nous salue depuis le sommet d’un gros buisson d’aubépine. Là aussi, Monsieur et Madame font leur petite apparition. Ils se rapprochent même, à la hauteur de la haie, peut-être à la recherche de petites bêtes à s’offrir pour le déjeuner, ou à mettre en réserve pour plus tard, empalées au piquant d’un barbelé.

« C’est de là que vient son nom d’écorcheur. On l’appelle aussi le boucher », m’explique Julien en soulignant ce bel exemple (un peu gore) de coévolution d’une espèce sauvage, aujourd’hui autant inféodée au fil de fer barbelé qu’aux autres éléments du paysage qui nous entoure : des prairies naturelles, des haies buissonnantes, des bosquets de sapins pour la pie-grièche grise et de feuillus pour l’écorcheur, espèce « la plus commune, présente partout en France. »

Une pie-grièche écorcheur, observée le même jour que les grises, d’un peu plus près sur le sommet de ce buisson d’aubépine.

Nous ne rencontrerons pas ici de spécimens du troisième type présent en Auvergne, la pie-grièche à tête rousse : elle préfère les pays de bocage plus dense, comme on en rencontre dans l’Allier, et dans toute la bande allant du Limousin à la Saône-et-Loire où elle cohabite avec les barbelés des charolaises.

Tranche de vie

Pour en finir avec les présentations, précisons que les pies-grièches (de leur nom savant : Lanius) n’ont pas de parenté directe avec les pies (Pica pica). Les premières, de la taille d’un merle pour la grise (la plus grosse), sont des passereaux aux mœurs de petits rapaces : « Elles chassent en se postant à l’affut sur un piquet ou en pratiquant le vol stationnaire. Leur bec crochu leur permet d’attraper des insectes : grillons, sauterelles, mouches… La grise peut aussi se nourrir de lézards et de campagnols terrestres ou rats taupiers, ce qui en fait un bon auxiliaire pour les agriculteurs. Du fait de ce régime particulier et contrairement à l’écorcheur et à la pie-grièche à tête rousse, elle n’est pas migratrice car elle trouve de quoi se nourrir toute l’année », indique Julien Curassier.

Grillon accroché à un barbelé
Les pies-grièches ont adopté le fil de fer barbelé comme garde-manger ou « lardoir » où elles accrochent leurs petites proies. Le nom savant de l’espèce, Lanius, signifie « boucher ». Inutile d’expliquer pourquoi… – Photo K.Blond

Tant qu’on est dans la description de leurs petites habitudes, relevons que les couples se forment en début d’année et préparent leur nid dans un de ces bosquets qui parsèment la prairie. Les œufs sont pondus en mars-avril et la couvaison dure 21 jours. Une fois sortis de leur coquille, les petits vont mettre environ un mois avant d’être capables de voler, puis restent le même temps auprès de Papa et Maman, avant que la famille se disperse. « On les suit de la reproduction jusqu’à l’envol des jeunes, en essayant d’estimer le nombre de naissances chaque année », précise mon interlocuteur.

« Elles chassent en se postant à l’affut sur un piquet ou en pratiquant le vol stationnaire. »

Il me détaillera un peu plus tard les chiffres : « Dans la zone d’étude des cinq communes, on est sur une moyenne de 25 couples de pies-grièches grises, dont une quinzaine de couples confirmés et une dizaine de couples suspectés, c’est-à-dire qu’on a des indices de leur présence, mais pas assez pour confirmer la reproduction. Ces chiffres, en tout cas, tendent à décroître. »

Exigences

Nous y voilà : la pie-grièche grise, particulièrement, se raréfie. « Autrefois, elle était partout présente en France. Mais avec le remembrement et l’arrachage des haies, ses habitats se réduisent et elle devient quasiment endémique du Massif central, qui accueille 90% des populations, le reste étant établi dans le Jura », explique Julien Curassier. Les zones favorables se restreignent, car l’oiseau est exigeant : il lui faut à la fois les prairies d’élevage, les haies et les bosquets, des buissons épineux ou aujourd’hui des barbelés encore plus pratiques.

Et encore, pour les prairies, faut-il les lui servir naturelles, de préférence avec plein de fleurs différentes – pas pour l’esthétique, mais pour attirer une grande variété d’insectes qui sont ses proies favorites. « C’est pourquoi elle est encore bien présente par ici : elle profite du cahier des charges de l’appellation Saint-Nectaire, qui impose des prairies naturelles. Dans la plaine d’Ambert, elle disparaît car l’élevage est peu à peu remplacé par du maïs pour l’ensilage. »

Des prairies naturelles, très diversifiées et très fleuries favorisent la présence des insectes dont se nourrissent les pies-grièches.

À l’échelle du Massif central, il reste un peu plus de 2000 individus. « C’est très peu et préoccupant », souligne mon interlocuteur, qui entreprend de m’expliquer le suivi réalisé depuis six ans par la LPO : « Nous les suivons sur cette aire de cinq communes car il y a une belle zone de densité, mais aussi parce que nous disposons historiquement d’un groupe de bénévoles très actifs qui nous aide dans ce suivi. Nous avons la même démarche dans le Cantal, dans la plaine d’Ambert et dans la Loire. »

« Elle profite du cahier des charges de l’appellation Saint-Nectaire, qui impose des prairies naturelles. »

Les observer et les compter ne suffit pas. Il faut aussi agir pour les préserver – d’autant plus que cet habitant de nos moyennes montagnes a toutes les caractéristiques de ce qu’on appelle une « espèce parapluie » : en la protégeant, on protège un habitat et des conditions de vie qui profitent à de nombreuses autres espèces moins emblématiques ou plus difficiles à observer.

La pie-grièche écorcheur est la seule espèce encore présente partout en France. Elle est tout de même classée « espèce quasi menacée » sur le territoire métropolitain et bénéficie de la même protection que les autres pies-grièches.

La suite de votre article après une petite promo (pour Tikographie)

Merci pour votre temps de cerveau disponible ! Le cours de votre article peut reprendre.

S’allier avec les éleveurs

En s’appuyant sur plusieurs programmes et dispositifs qui permettent de financer des actions, la LPO, logiquement, s’efforce surtout de convaincre les agriculteurs, premiers gardiens de ces paysages de pastoralisme. « Beaucoup d’entre eux connaissent l’espèce, qui est présente dans leur environnement, mais ils n’ont pas forcément conscience des enjeux. Ils nous accueillent favorablement car les mesures que nous proposons peuvent bénéficier à leur élevage », précise Julien.

Il m’énumère les quatre principales préconisations qui changent tout pour notre amie pie-grièche : la gestion des prairies, naturelles et diversifiées : ça va de soi ; la plantation de haies et une pratique modérée de la taille de celles existantes, surtout dans l’usage de l’épareuse et surtout dans la période de nidification ; le bannissement des petites ficelles agricoles en plastique, que les oiseaux utilisent pour orner le nid, car elles peuvent s’avérer des pièges mortels pour les poussins ; et enfin, une utilisation parcimonieuse des traitements antiparasitaires pour les vaches.

Vaches dans un pré, dans le secteur du suivi de la pie-grièche
Des prairies naturelles, la préservation des haies et des fils barbelés, un usage modéré des traitements antiparasitaires… Les éleveurs ont un rôle important à jouer dans la protection des pies-grièches. Ils y ont tout intérêt car la pie-grièche grise peut être un allié précieux dans la régulation des rats-taupiers.

Ce dernier point bénéficie d’un dispositif spécifique, comme le détaille Julien, dont j’aurais pu spécifier qu’il est aussi coordinateur de l’équipe Agriculture à la LPO Auvergne. « Si on traite systématiquement, il subsiste des résidus médicamenteux dans les bouses, qui deviennent nocives pour les insectes coprophages comme les bousiers. Et cela va appauvrir la diversité des proies pour les pies-grièches et d’autres oiseaux des milieux agricoles. »

« Un même élevage est suivi pendant deux ans et le bénéfice est triple. »

Né dans ce secteur en 2014, le projet ELeVE associe aujourd’hui la LPO et les vétérinaires dans toute la région Auvergne-Rhône-Alpes pour travailler avec les agriculteurs à un traitement antiparasitaire éco-responsable et adapté à chaque élevage. « Le vétérinaire fait un audit complet du troupeau et le programme finance les analyses sanguines pour adapter le traitement, poursuit Julien. Un même élevage est suivi pendant deux ans et le bénéfice est triple : l’éleveur y gagne une meilleure connaissance de son cheptel et de la façon de le gérer pour éviter les risques ; le vétérinaire préserve l’efficacité des traitements qui ont tendance, comme les antibiotiques, à provoquer des résistances s’ils sont trop utilisés ; et la biodiversité est préservée. »

Travaillant en partenariat avec des éleveurs, la LPO a fait éditer ce papier d’emballage pour sensibiliser le grand public. Si votre Saint-Nectaire en est emballé, c’est qu’il provient d’une ferme participant au programme.

Stratégie nationale

Ces différentes actions et programmes sont chapeautés par un PNA ou programme national d’actions, qui établit à l’échelle nationale l’état des lieux des populations et des habitats, les enjeux et besoins, et donne le cap d’une stratégie de long terme, étayée par un certain nombre de fiches actions à réaliser. Un nouveau PNA vient d’être lancé, pour les dix ans à venir et pour toutes les pies-grièches présentes en France.

Outre les actions auprès des éleveurs, la LPO s’attache aussi dans ce cadre à favoriser le développement des haies, ou à sensibiliser les collectivités qui jouent un rôle dans l’entretien de celles existantes. Et à communiquer et sensibiliser le public.

A l’entrée de Saulzet-le-Froid, la pie-grièche grise géante sur ce bâtiment du service technique municipal vous rappelle que la commune se situe au cœur d’un des aires de plus forte densité de son espèce en France.

Une des plus belles actions de ce type a été la commande à un collectif de street artistes, Mural Studio, de cinq fresques murales à l’effigie de la pie-grièche. Depuis l’an dernier, l’une d’elles accueille le visiteur à l’entrée de Saulzet-le-Froid, immanquable, sur le pignon d’un bâtiment des services techniques.

Saisissant rappel d’un enjeu de préservation du Vivant, dont la pie-grièche semble s’être érigée ici en ambassadrice tenace. Malgré ses mœurs barbares, le boucher des bocages maîtrise l’art de s’attirer toutes les sympathies… à part celles des grillons et des rats taupiers.

Pour en savoir plus, consulter la page dédiée sur le site de la LPO Auvergne

Reportage Marie-Pierre Demarty, réalisé le mercredi 21 mai 2025. Photos Marie-Pierre Demarty, sauf indication contraire. À la une photo Romain Riols : une pie-grièche à l’affut sur un piquet de clôture

Soutenez Tikographie, média engagé à but non lucratif

Tikographie est un média engagé localement, gratuit et sans publicité. Il est porté par une association dont l’objet social est à vocation d’intérêt général.

Pour continuer à vous proposer de l’information indépendante et de qualité sur les conséquences du dérèglement climatique, nous avons besoin de votre soutien : de l’adhésion à l’association à l’achat d’un recueil d’articles, il y a six façons d’aider à ce média à perdurer :

La Tikolettre : les infos de Tikographie dans votre mail

Envie de recevoir l’essentiel de Tikographie par mail ?

Vous pouvez vous inscrire gratuitement à notre newsletter en cliquant sur le bouton ci-dessous. Résumé des derniers articles publiés, événements à ne pas manquer, brèves exclusives (même pas publiées sur le site !) et aperçu des contenus à venir… la newsletter est une autre manière de lire Tikographie.