L’auteur : Catherine Redelsperger
Catherine Redelsperger vit à Clermont-Ferrand et intervient en France, à Kigali et dans la forêt. Elle est coach, consultante en entreprise, et développe le sylvomimétisme avec ses co-aventuriers.
Engagée dans la sortie du déni des effets énergétiques, environnementaux et sociaux du changement climatique, elle contribue à créer les imaginaires du futur pour agir aujourd’hui.
Également autrice de romans, d’essais, de poésie et de théâtre, elle écrit des éco-fictions sur des métiers, des organisations, des lieux, qui peuvent servir de matrice à des ateliers d’écriture ou de support à des balades commentées à la découverte du futur d’un lieu.
Catherine s’est récemment engagée à nos côtés, en tant que membre du conseil d’administration de l’association Tikographie.
La LRVR Libérale Regio de la Vallée du Rhône a pris la décision en cette fin mars 2063 d’envoyer Li-Com, l’un de ses statebroadcastreporters, infiltrer Tikotopia, la zone des volcans dissidente depuis 2033. Li-Com n’était pas encore né à cette époque troublée et avait entendu les récits (assez contradictoires, il faut le dire) de ses grands-parents et parents.
Gamin, il avait fini par se forger la conviction que de l’autre côté de la forêt, dense, protégée par des animaux sauvages et magiques, des humains vivaient sous l’autorité d’une princesse (un roi aurait été quand même plus acceptable) dans des conditions de vie miteuses : pas de bolides, pas de jouets en joli plastique coloré et brillant, pas de tee-shirts floqués aux effigies des marques, pas de burgers dégoulinant de pâte de fromage industrielle, et surtout une connexion au monde virtuel rationnée. L’enfer, quoi.
“Juste un désir de transmettre, partager, faire rayonner sans ostentation narcissique.”
Évidemment, en grandissant, Li-Com s’était (dé)formé à coups d’informations trollées, fakées, alternatisées, virtualisées, globalisées à vitesse hypersonique. Mais reste plantée en lui une graine. Celle de l’Histoire, qui a fort mauvaise presse. Comme Tikotopia. Toutes deux objets de railleries sur ces « paysans du Moyen-Âge », ce « passé sans avenir », « cette secte de régressifs ». Li-Com et la plupart des habitants de la L.R.V.R. sont persuadés que Tikotopia est une dictature écologique.
MP, la grand-mère de Li-com, avait été sommée de faire un choix, suivre son mari à la capitale de la L.R.V.R., ou être bannie de la famille pour sécession tikotopiesque. Li-Com l’avait découvert à la mort de sa grand-mère dans une longue lettre papier lui étant adressé. MP lui parlait des débuts de Tiko, un média de la résilience du territoire. Enquêtant sur les expériences, expérimentations, pratiques des habitants, des citoyens, des collectivités, des collectifs, des coopératives dans tous les domaines qui aideraient à vivre bien et en solidarité entre vivants, le tout sans fard, sans show, sans médiatisation spectaculaire, juste un désir de transmettre, partager, faire rayonner sans ostentation narcissique.
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Une première
Li-Com en avait été fort perturbé, dans l’incompréhension de ce pragmatisme humble, et avait oublié cette lettre, jusqu’au jour où son employeur l’envoie infiltrer Tikotopia.
Le mot infiltrer est un abus de langage dans les grandes largeurs. Une distorsion pour faire genre espionnage à grand spectacle. En fait, Tikotopia a pris l’initiative d’inviter un journaliste après 30 ans d’absence de contact.
“Tikotopia a pris l’initiative d’inviter un journaliste après 30 ans d’absence de contact.”
Tikotopia n’est pas isolée du reste du monde, mais a choisi d’être en lien avec des écoterritoires comme elle. Vivant d’autres tentatives, mais avec des principes similaires : observer, relier, robustesse, sobriété, système, circularité, réciprocité, allègement, solidarité.
Le 29 mars 2063, Li-Com est le premier habitant du monde revendiquant l’usage du pétrole, de l’aluminium, du gaz, du plastique, le monde de l’agro-industrie, de la pollution de l’eau, de la terre et de l’air, du monde de la rapidité, de la performance, de la croissance, de la consommation à entrer dans Tikotopia.
L’incroyable traversée
Il traverse le Livradois-Forez avec Marica, une garde-forestière qui le guide sur des chemins à peine devinables par ses yeux qui ne distinguent pas grand-chose dans cette végétation, si variée qu’il se dit que la jungle doit provoquer la même expérience d’exaltation et d’inquiétude. Sa guide est revêtue d’une tenue ample sauf au niveau des chevilles. Le pantalon est comme un patchwork de tissus récupérés, et le haut tissé (il l’apprendra plus tard) en lin, recouvert par un pull qui sent encore un peu l’odeur de brebis. Li-Com dans sa tenue moulante avec au minimum 80% de fibres issues de dérivé du pétrole et bourrée de techno pour réguler sa sudation, son hydratation, dégage la fierté de celui qui se sait à la pointe.
Contrairement à la légende (ou au fantasme), i.elles ne croisent que des chevreuils, cerfs, écureuils, renards, sangliers, chouettes, aigles. La garde-forestière est équipée d’un arc. Au cas où une bête effrayée par la présence d’humains ne deviendrait agressive. La traversée du Livradois s’étale sur deux jours. Sa guide est taiseuse. Elle lui a dit, laconique : « observe, je répondrai à tes questions pour nommer ce que tu observes et que tu ne connaîtrais pas. » Li-Com au début ne voyait rien. Petit à petit, il l’avait questionnée sur les animaux, les arbres, les champignons, les insectes. « Pour le reste, sur notre mode de vie, tu découvriras par tes yeux et au contact des gens. »
Il faut bien comprendre que Li-Com pour la première fois depuis sa naissance est privé de connexion. Marica sent les tensions intérieures de Li-Com. Alors elle invente un chant dont les vibrations l’enveloppent d’une douce mélopée apaisante. Elle fabrique aussi une décoction calmante de plantes et de baies qu’elle cueille dans la forêt pour lui donner à boire quand elle sent la crise de manque approcher. Pour qu’il se repose, elle provoque un état d’hypnose pour qu’il lâche ses appréhensions, tourments et angoisses.
La ville forêt-jardin
La forêt lui semble sans fin, jusqu’à ce qu’il saisisse qu’i.elles approchent une ville forêt-jardin. I.elles traversent une zone de maraîchage abritée par des arbres et dont l’eau est filtrée par les marais d’à côté. I.elles sont protégés des rayons dardant du soleil par une voûte d’arbres tout le long du chemin sur lequel circulent des piétons, des vélos (plus inventifs les uns que les autres), quelques minibus électriques et véhicules pour personnes à mobilité réduite. Li-Com est surpris d’entendre le bruissement des arbres (10 espèces principales avec les arbres fruitiers), le chant des oiseaux (33 espèces), le bourdonnement des insectes (15 espèces), les conversations des humains (une espèce). Ça cause, ça cause. De partout. De tout.
Marica lui a dit « A bientôt » aux abords de la ville et a passé le relais à Dam qui se présente comme journaliste à Tikographie, en lui faisant une accolade qui le met mal à l’aise. Dam le conduit par un chemin de muret en pierres sèches, dans une grande maison de quatorze chambres avec des espaces communs : cuisine, salon, buanderie, atelier de couture et de céramique, jardin, potager, vignes.
“Les fondateurs du lieu s’étaient rassemblés au départ autour d’un projet d’autonomie énergétique.”
Les fondateurs du lieu s’étaient rassemblés au départ autour d’un projet d’autonomie énergétique. Au fil de leurs dialogues, i.elles s’étaient projeté.es dans un habitat partagé. Ils avaient isolé la demeure au chaud et au froid, reconstruit certains murs en pailles et terres, veillé à l’isolation phonique également pour faciliter la vie commune. Ils avaient suivi les conseils de vignerons précurseurs en Toscane d’Auvergne et implanté une vigne adaptée à leur sol riche en carbonate de calcium. Ils s’étaient initiés à la permaculture à Beaumont. Ils s’étaient inspirés des récits et témoignages relayés par Tikographie pour comprendre comment organiser les règles du jeu de vie commune.
Les habitants partagent les tâches quotidiennes. Avec l’aide de deux anciennes, Eva et Laura, qui avec beaucoup de drôlerie leur transmettent des recettes de cuisson de légumes absolument délicieuses.
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Drôles d’habits
Li-Com, au bout de deux jours de marche, s’effondre sur le lit formé par une toile tendue astucieusement sur un cadran de bois. Dans son sommeil, il grommelle, gêné par le vrombissement d’une mouche, qui a tout-à-fait l’air d’un microscopique drone veillant sur son sommeil.
Le son de la cloche annonciatrice du dîner partagé en son honneur le réveille en sursaut. Sur la chaise en bois à côté de sa couche sont posés une veste longue et un pantalon assorti, de couleur ocre avec un motif très fin de végétaux dessinant des arabesques violettes. Le tissu est étonnamment doux et s’avère ne pas être d’une seule pièce, mais semble être composé de multiples carrés cousus. Li-Com s’est promis d’apprendre les coutumes locales. Il constate que le contact avec sa peau est très différent des matières synthétiques. Il sent sa peau respirer, et pour tout dire, il respire mieux en général depuis son arrivée.
“Il sent sa peau respirer, et pour tout dire, il respire mieux en général.”
Par contre il se sent irrité par la privation de ses virtuals friends et de la beauté fascinante des mondes créés par les I.A.
Un billet écrit à la main est glissé sous sa porte. Le billet ressemble à du papier mâché. Il est très joli, des fleurs séchées et des trèfles le décorent. Il vient de Dam qui l’informe que la bulle de dialogues à jus s’ouvre dans une trentaine de minutes, et que rien ne presse.
Traverser l’étrangeté
Li-Com sort de son sac sa webcam pour enregistrer son reportage. L’ambassadeur de Tikotopia a promis à son statebroadcast qu’il pourrait diffuser en différé, pas en direct, car prendre le temps du recul faisait partie de leur mode de vie, lors des créneaux (aléatoires) d’ouverture des connexions de Tikotopia.
“Je dois reconnaître qu’en trente ans, ils se sont vraiment éloignés de nous.”
Li-Com est désarçonné. Se montrer dans cette tenue de looser, no way. Il cadre sur sa tête.
« Salut, bon baiser de Tikotopia, Li-Com speaking. Tel que vous me voyez, je viens de marcher deux jours au rythme de mes pas, dans une forêt sentant l’humus. La première chose qui m’a frappé c’est la lenteur. Ma guide parle posément et peu. La marche se fait respectueuse du sol, et les sens s’ouvrent à l’observation comme des capteurs de drones. Sauf que c’est le corps qui fait le taf. Deux jours. Les Tikotopiens ressemblent bien à ce que l’on dit d’eux : ils manquent d’efficacité et d’efficience. Ils n’ont pas l’air très productifs. La deuxième chose qui m’a frappé c’est l’attention. Je dois reconnaître que ma guide, elle s’appelle Marica, a veillé à m’aider à traverser l’étrangeté pour moi d’être au contact direct, sans écran, de pins, de hêtres, d’épicéas, de noisetiers, de bouleaux. Elle pratique une médecine intuitive reliée à la nature. En fait, c’est compliqué. Ils ne parlent pas de nature, si j’ai bien compris. Pour eux, les humains font partie de la nature, alors pourquoi en parler comme quelque chose d’extérieur ? Je vais faire ce que je peux pour les comprendre, mais je dois reconnaître qu’en trente ans, ils se sont vraiment éloignés de nous. Comme une bifurcation. Pendant mon mois de visite, je vous raconterai comment ils s’y sont pris pour changer à ce point-là sans déclencher des émeutes ! Salut, bon baiser de Tikotopia, à plus Li-Com. »
Catherine Redelsperger
[Tikotopia est un clin d’œil à Ecotopia d’Ernest Callenbach et à Résolution de Li-Cam]
Voir le reportage : « A pied, dans Montferrand, quelque part autour de l’an 2063 … »
Illustration en une, proposée par Catherine : “EÌ cobiographie” par Natacha Sibellas avec l’aide de l’IA 15 20 CMJN
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