Huit siècles de truites contre une montagne de bouteilles plastique : le combat d’Édouard de Féligonde

Le propriétaire de la « pisciculture des Riomois », classée monument historique, se bat depuis cinq ans pour faire reconnaître la responsabilité des prélèvements de l’eau de Volvic sur l’assèchement de ses sources. Rencontre avec un homme en colère.


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« Quand j’étais enfant, on venait ici pour les vacances. C’était la maison du bonheur ! Aujourd’hui, c’est un cauchemar », se désole Edouard de Féligonde. « Ici », c’est le domaine familial de Saint-Genest-l’Enfant, près de Riom. Il en a hérité avec ses frères et sœurs, de son grand’oncle. Onze hectares de parc arboré abrités derrière un mur de pierre ancestral, une superbe demeure du dix-septième siècle qui semble veiller sur ces platanes et hêtres centenaires depuis le sommet d’une butte. Et la pisciculture.

L’ancienne pisciculture, devrait-on dire. D’abord parce qu’il s’agit de la plus ancienne d’Europe, déjà exploitée au treizième siècle, dans une version plus simple, par les moines de Mozac. Classée monument historique, avec sa multitude de bassins répartis sur quatre hectares, tous bâtis en pierre de Volvic et alimentés par trois sources.

Un bassin
La pisciculture, avec ses bassins entièrement bordés de pierre de Volvic, ainsi que le parc, sont classés monuments historiques. – Photo Marie-Pierre Demarty

Au bonheur des petits et grands pêcheurs

Ancienne aussi parce que la pisciculture est fermée depuis 2018, justement parce que les sources de la Chapelle des eaux, du Gargouilloux et de la Grotte ne sont plus en capacité de remplir les bassins avant de former, comme elles le faisaient avant, les trois ruisseaux qui irriguaient naturellement les terres maraîchères en aval, avant d’aller rejoindre l’Allier.

« C’était un endroit simple, convivial. »

La première déverse encore un peu d’eau, avec un niveau bien inférieur aux repères de pierre qui marquaient autrefois son débit habituel. La deuxième produit encore un filet d’eau mais a cessé de « gargouiller », autrement dit, de jaillir à gros bouillons. Quant à la grotte, elle est complètement à sec. « On allait s’y baigner », se souvient le maître des lieux.

Source de la Grotte
La source de la Grotte, complètement asséchée. « Autrefois on s’y baignait », se souvient Édouard de Féligonde. – Photo Marie-Pierre Demarty

A cette époque, et jusque récemment, la pisciculture faisait aussi le bonheur des enfants de Riom et des environs, qui venaient s’initier à l’art d’attraper du poisson. Dix mille enfants par an. « C’était un endroit simple, convivial, évoque encore Edouard. Mon grand’oncle avait même planté des bambous pour que les enfants puissent repartir avec leur canne à pêche. Franchement, c’était mieux de voir les gamins là qu’à jouer à la gameboy, non ? »

Elle faisait aussi le bonheur des plus grands. « La plus grosse fréquentation, c’était le jour de l’ouverture de la pêche. Parce que les papas qui rentraient bredouilles venaient ici pour ne pas démériter devant leur famille ! », s’amuse-t-il.

Plus sérieusement, la pisciculture fournissait aux commerçants et restaurateurs 50 tonnes de truites de qualité à l’année, à côté des dix tonnes pêchées dans l’étang par petits et grands. Elle employait six personnes.

Prélèvements excessifs

Le problème, Edouard de Féligonde l’a découvert en 2016. Cet entrepreneur spécialiste du sourcing et de l’achat en Asie, établi à Hong Kong, décide de se rapatrier en France, alerté de la situation de la pisciculture. Et il revient sur ces lieux d’enfance. « Je n’en croyais pas mes yeux », dit-il.

« Nous ne sommes pas ici dans une situation de sécheresse ; nous sommes asséchés. »

Le constat est pourtant bien réel, et il commence à glaner des informations, à prendre des contacts avec des hydrogéologues pour bien comprendre. Et finit par en tirer ses conclusions : « Nous ne sommes pas ici dans une situation de sécheresse ; nous sommes asséchés », dit-il, en soulignant son attachement à l’importance des mots.

Edouard de Féligonde
« Si Danone s’en va, l’eau sera revenue ici en six jours », prédit Edouard de Féligonde en s’appuyant sur les rares études réalisées. – Photo Marie-Pierre Demarty

En cause selon ses conclusions : les prélèvements excessifs de la Société des Eaux de Volvic (SEV), depuis son rachat par le groupe Danone en 1993, et secondairement le Syndicat mixte des utilisateurs d’eau de la région de Riom (SMUERR), gestionnaire de l’eau potable, ainsi que l’Etat qui, par la voie du préfet, accorde les utilisations de prélèvement.

« Danone et le SMUERR ne prélèvent pas à la source, mais par forage, directement dans la nappe phréatique, en amont des sources qui sont ici, explique-t-il. Jusqu’en 1992, la SEV commercialisait 200 millions de bouteilles d’un litre par an. Depuis que Danone en a pris le contrôle, la pression sur la ressource a augmenté et atteint aujourd’hui 1,75 milliards de bouteilles d’1,5 litre. Quant au SMUERR, il prélève aussi davantage d’eau en raison des fuites sur le réseau, estimées à 30% de perte ; de plus les trop-pleins, lorsque l’eau prélevée est supérieure à la demande, rejettent le surplus hors de la zone de l’impluvium rechargeant la nappe. »

Envasement des bassins…

D’autres éléments contribuent à le mettre en colère : l’absence d’études d’impact préalables aux autorisations de prélèvement ; des puits de forage de la SEV qu’il estime illégaux car situés dans le périmètre de protection du captage d’eau potable du Goulet. Ou encore l’argument de l’emploi mis en avant par Danone pour faire valoir ses droits à prélever, qu’il balaie en quelques chiffres : « En 1992, la Société des Eaux de Volvic employait 968 personnes, aujourd’hui elle en emploie 800 à 850, alors que les prélèvements ont été multipliés par quatre. »

« Ils ont soutenu auprès de l’expert chargé du dossier que la pisciculture était illégale. Évidemment, c’est faux. »

Agacé, il l’a été d’emblée, car il a dans un premier temps demandé à rencontrer le directeur de l’usine d’embouteillage, ainsi que le préfet. Aucun des deux n’a donné suite. En conséquence, il s’est engagé dans des procédures judiciaires.

l'étang de pêche
L’étang où les enfants de Riom venaient pêcher jusqu’en 2018 est aujourd’hui entièrement couvert de lentilles d’eau. – Photo Marie-Pierre Demarty

Dans le même temps, il a dû se résoudre à fermer la pisciculture, dont les bassins restent remplis d’une eau désormais stagnante. Ils se recouvrent de lentilles d’eau et s’envasent sous l’effet de l’eutrophisation.

Les margelles commencent par endroit à s’effondrer sous l’effet de la végétation. « Je ne débroussaille que les quatre hectares de la pisciculture, pour éviter que les bassins soient trop endommagés », dit-il alors qu’il me fait visiter les lieux, le polo constellé de brindilles qui témoignent qu’il vient encore de passer quelques heures à tenter de contenir les orties, ronces et jeunes pousses qui s’épanouissent en ce printemps enfin pluvieux.

…et envasement du dossier

En 2018 donc, Edouard de Féligonde s’entoure des meilleurs avocats, d’hydrogéologues de renom extérieurs à la région – « ici personne ne veut travailler sur ce dossier » – et engage des procédures en référé… qui sont toujours en cours, cinq ans plus tard ! Car il va de soi qu’une multinationale a de puissants moyens pour contre-argumenter et de nouveaux éléments sont régulièrement apportés au dossier.

« Récemment, ils ont soutenu auprès de l’expert chargé du dossier que la pisciculture était illégale, cite-t-il en exemple. Évidemment, c’est faux, mais cela m’a pris trois mois pour en apporter la preuve. Et tout est comme ça. J’ai cherché sur internet des mots à mettre sur ce que je vis : cela relève de la loi de Brandolini. »

Anciens bassins
Des bassins qui s’envasent, des rebords qui se délitent… « Contrairement à ce qu’ils prétendent, je n’ai pas abandonné la pisciculture, puisque je me bats pour la restaurer ». – Photo Marie-Pierre Demarty

Aujourd’hui, quatre procédures sont en cours, dont deux au tribunal judiciaire contre Danone d’une part, le SMUERR et Riom Limagne et Volcans d’autre part, et deux autres auprès du tribunal administratif contre le préfet, l’une pour refus d’agir et l’autre sur le fond concernant les autorisations de prélèvement. L’an dernier, le tribunal administratif, qui devait se prononcer, a demandé des expertises – « alors qu’elles ont déjà été faites pour le tribunal judiciaire, mais les deux instances ne communiquent pas », se désole le plaignant.

N’ayant pas de mots assez durs à l’égard de ses adversaires, il dénonce le « n’importe quoi » des décisions et des arguments avancés. Comme celui du plan d’utilisation rationnelle de l’eau (PURE) annoncé par la SEV, avec une réduction de 10% des autorisations de prélèvement qui, dit-il, « ne changera rien aux prélèvements, car Danone n’utilise pas les eaux au maximum de ce qui lui est autorisé. »

100 tonnes de plastique par jour

« Il faudrait arrêter de prendre les Auvergnats pour des imbéciles », fustige-t-il, faisant aussi, comme différentes associations, la remarque que les récents arrêtés de restriction d’eau en raison de la sécheresse n’ont pas affecté l’usine d’embouteillage. « Les lois de 1992 et de 2006 définissent un ordre de priorité de l’usage de l’eau mettant en premier l’eau potable, puis les écosystèmes naturels et la faune piscicole, l’agriculture, et seulement en quatrième les usages industriels ; ici, c’est l’inverse », dit-il, tout en précisant que « la pisciculture ne prélève pas l’eau ; elle la restitue au milieu naturel, contrairement à Danone qui la met en bouteilles pour l’envoyer en Grande-Bretagne ou au Japon. »

« La pisciculture ne prélève pas l’eau ; elle la restitue au milieu naturel, contrairement à Danone. »

« Vous voulez ma vision de Danone ? », continue-t-il. En s’appuyant sur les chiffres du nombre et du poids des bouteilles qu’il connaît par cœur, il pianote sur la calculette de son smartphone sous les frondaisons du parc, pour étayer sa démonstration, et parvient à cette conclusion : « Danone ne produit pas l’eau, qu’il se contente de prélever ; il produit cent tonnes de plastique par jour. C’est un producteur de plastique, qui de plus utilise aussi les infrastructures payées par le contribuable pour faire sortir de l’usine plus de 300 camions par jour ainsi que 400 wagons. »

Edouard de Féligonde vers les bassins d'alevinage
Le propriétaire des lieux me fait visiter le système ingénieux des bassins d’alevinage, avec leur circuit d’eau aujourd’hui insuffisant. – Photo Marie-Pierre Demarty

Le propriétaire a encore de nombreux faits décourageants à citer, mais aussi ceux qui le confortent dans ce qu’il clame être son bon droit.

Pour la deuxième fois, il était appelé cette semaine à témoigner devant une commission parlementaire, cette fois sur la problématique des conflits d’usage, la convocation lui précisant qu’il est auditionné du fait d’être « devenu un expert malgré [lui] » : « Voilà des gens qui ont bien compris ma situation ! »

Épiphénomène

Mais il tient à souligner qu’il n’a aucune intention ou appartenance politique. « A gauche, on m’appelle ‘‘l’homme qui tient tête à Danone’’ et à droite ‘‘le baron rouge’’, s’amuse-t-il. Mais l’eau est un bien commun qui devrait dépasser les positionnements politiques. D’ailleurs, la précédente commission parlementaire en 2021 avait rendu ses conclusions à l’unanimité. »

« Dans dix ans l’exploitation des eaux de Volvic s’arrêtera car ils auront asséché la nappe. »

Il se garde aussi de s’intégrer aux mouvements associatifs, pour ne pas risquer de nuire aux procédures en cours, mais il se sait soutenu par une dizaine d’associations. Et par nombre de Riomois anonymes. « Les gens m’arrêtent dans la rue à Riom pour me demander : ‘‘Alors, quand est-ce que vous allez rouvrir notre pisciculture ?’’ »

Lire aussi : « Avec Preva, Jacky Massy focalise l’attention sur la question de l’eau en aval de Volvic »
Le château de Saint-Genest L'enfant
Le château de Saint-Genest-L’enfant, demeure du dix-septième siècle, domine le parc et la pisciculture. – Photo Marie-Pierre Demarty

Il est aussi porté par toute la lignée d’ancêtres qui ont transmis le domaine jusqu’à lui, depuis un certain Antoine Murat, gendre du rédacteur de l’Édit de Nantes, à qui Louis XIII a confié le fief de Saint-Genest-l’Enfant créé justement (déjà !) pour régler un conflit sur l’eau entre Tournoël et Marsat.

On sent parfois du découragement dans ses propos, mais il assure pourtant : « J’irai jusqu’au bout ».

« D’ailleurs d’après mes conseillers, ajoute-t-il, dans dix ans l’exploitation des eaux de Volvic s’arrêtera car ils auront asséché la nappe. Elle pourra ensuite se recharger car, contrairement aux grandes nappes fossiles comme le Bassin parisien, ici on a un impluvium dynamique. Danone n’est qu’un épiphénomène – malheureux – dans l’histoire de Saint-Genest. »

Reportage réalisé le vendredi 10 juin 2023. Photo de Une Marie-Pierre Demarty


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