Quel modèle d’élevage pérenne et durable pour nos territoires ?

Par

Damien Caillard

Le

Compte-rendu de la Rencontre de la Résilience du mercredi 15 mars en présence d'Audrey Vigignol, Patrice Chassard, Alain Gueringer et Nicolas Mullenbach, qui ont débattu sur les leviers pour transformer les systèmes d'élevages du Massif Central

Sommaire

Retour sur quatre acteurs locaux engagés, point sur Tikographie, sortie du recueil “l’année tiko 2024”, message de notre ennemi juré, buffet végé…

Tout cela à la Soirée Tiko 2024, jeudi 5 décembre à 18h à la Baie des Singes ! On s’y retrouve ?

Les intervenants

  • Audrey Vigignol est salariée et sociétaire de la Ferme de Sarliève et membre de Terre de Liens
  • Patrice Chassard est éleveur de vaches laitières à Saint-Diéry, président du pôle fromager AOP d’Auvergne
  • Alain Gueringer est éleveur de vaches allaitantes à Lezoux, chercheur à l’UMR Territoires
  • Nicolas Mullenbach est animateur du Cluster Herbe

Le podcast

Vous pouvez accéder à un enregistrement “nettoyé” – pour une meilleure écoute – de la Rencontre ici :

La synthèse : les enjeux écologiques et économiques de l’élevage

L’élevage sur le Massif Central en deux mots

Nicolas Mullenbach : 75 000 chefs d’exploitation, environ 70 Ha en moyenne, très majoritairement de l’élevage ovin et bovin

Le Puy-de-Dôme possède un peu moins de 6000 exploitations

Alain Gueringer : les bovins dominent, mais la majorité des élevages sont menés avec cinq races dominantes (en France), 3 laitières et 2 allaitantes (à viande). Cela parmi une quarantaine de races “locales”, par exemple la Ferrandaise – une race qui a failli disparaître et qui a bénéficié d’un programme de sauvegarde dans les années 70.

LES PROBLEMATIQUES

L’importance des prairies naturelles

Patrice Chassard : la composition des fromages est directement liée à la variété et à la qualité des plantes de la prairie. Il y a aussi un impact majeur de stockage du carbone, de 20 cm à 1m quand la prairie n’est pas retournée. A voir le livre “qui veut la peau des vaches ?”

Une prairie “artificielle” est orientée rendement. Une prairie permanente a davantage de capacités d’adaptation face aux aléas climatiques. C’est un atout maître pour mon exploitation : pas d’intrants, entretien faible, très peu d’apports nutritionnels complémentaires pour les vaches. Et, bien sûr, c’est un gage de biodiversité – j’ai 37 espèces en moyenne dans mes prairies.

Nicolas Mullenbach : la majorité des élevages du Massif Central sont basés sur l’herbe, du fait de la moyenne montagne. On parle donc de “système herbager”, et c’est souvent le seul moyen d’occuper les espaces et de les entretenir. Les atouts écologiques de la prairie naturelle sont très importants, et complémentaires de la forêt par exemple. Sans oublier que cela sollicite moins d’autres terres arables pour produire des céréales destinées à l’élevage, justement.

En termes de fourrage, ce qui est plus économe est de produire son propre foin. Car il a une densité énergétique faible, et il est donc coûteux de le transporter de loin. 

L’impact de la sécheresse et l’impact des céréales

Nicolas Mullenbach : on a une diminution de 20 à 25% du nombre d’exploitations depuis les 10 dernières années, et quasiment 5% l’an dernier pour les bovins viande. Se pose la question de l’entretien des territoires, de “fermeture des espaces”. En parallèle, la consommation de viande diminue peu, donc on importe plus.

Alain Gueringer : en général, les grandes cultures concernent les céréales : blé, orge, avoine, oléagineux… mais la grosse part de ces cultures est dédiée à l’alimentation animale, dans le cadre d’aliments “concentrés”. 

Patrice Chassard : un facteur de succès des filières pour demain sera d’utiliser une alimentation que l’humain ne peut consommer, comme pour les volailles et le porc. Et comprendre qu’une vache qui ne mange que de l’herbe sera bien moins productive qu’une vache alimentée en céréales. Mais la qualité du lait ou de la viande en sera meilleure !

Le campagnol

Patrice Chassard : la zone la plus touchée est dans le Sancy et autour du Lioran. Les campagnols font une génération toutes les trois semaines ! Ils circulent sous la terre, mangent les racines des plantes, et peuvent grandement impacter la production herbagère quand ils sont nombreux. Cela fait 10-15 ans qu’on observe ce phénomène.

Un des soucis est que leur action ajoute de la terre au fourrage, ce qui est mauvais pour la vache. Cela pose des questions sanitaires pour l’éleveur.

Départs à la retraite et accompagnement à l’installation

Nicolas Mullenbach : à l’échelle nationale, la moitié des chefs d’exploitation seront à la retraite sous 10 ans. Dans le Massif Central, un quart des éleveurs ont plus de 60 ans. Or, l’intensité du travail est élevée, donc on peut imaginer beaucoup de départs dans les années à venir.

Alain Gueringer : il y a le rythme quotidien, souvent avec un entretien biquotidien – on se cale sur le rythme de l’animal. Et il y a le rythme annuel avec une forme de saisonnalité, comme la période du vélage, la récolte du fourrage. Ce sont souvent des périodes intenses avec des creux entre elles, et un quotidien moins intense.

C’est une réflexion récurrente que de parler du renouvellement des agriculteurs. Il y a une politique d’installation “hors cadre familial”, pour de nouveaux entrants dans le métier. Les systèmes brebis, chèvres, avec production de fromages et petits troupeaux, ont la côte.

Sur l’élevage bovin, il y a souvent un capital de production – sans même parler de foncier – qui est très important. Cela peut être une barrière importante à l’installation. Et il y a peu de candidats pour ces systèmes hors cadre familial. N’oublions pas, enfin, qu’il y a une problématique d’accaparement des terres qui existe, avec des investisseurs qui récupèrent le foncier sans reprendre l’activité.

Patrice Chassard, président du pôle fromager AOP d’Auvergne

La chaîne de valeur, de l’extensif à l’intensif

Alain Gueringer : nous sommes relativement vertueux dans le Massif Central avec de l’élevage à l’herbe extensif, certes. Mais les animaux (“broutards”) sont ensuite transportés principalement en vallée du Pô, dans le nord de l’Italie, où ils sont élevés de manière intensive, au maïs – avec un très fort impact carbone ou eau. On ne peut pas faire l’autruche sur l’aval de la filière, il y a un devoir de vigilance. Et, surtout, cela nous fragilise quand cette chaîne s’écroulera à cause de problèmes d’approvisionnement en eau.

Au contraire, il faut valoriser par l’engraissement à l’herbe sur nos territoires, avec une relocalisation d’activités.

Nicolas Mullenbach : il faut en effet promouvoir le retour de la valeur ajoutée sur le territoire.

Faut-il se passer d’élevage ?

Patrice Chassard : le ruminant est le seul à pouvoir digérer la cellulose, notamment celle de l’herbe. Il permet l’entretien des prairies, valorise la biodiversité et fertilise les sols. Pour moi, il a toute sa place sur nos territoires.

Audrey Vigignol : notre projet de la ferme de Sarliève a démarré sur une ferme de cuulture céréalière. Mais notre démarche étant basée sur la résilience agro-écologique et visant à restaurer la biodiversité, nous avons réintroduit l’élevage. C’est pour nous un facteur clé du modèle agricole respecteux du vivant

Patrice Chassard : c’est une question qui circule beaucoup dans la société. Mais cela dépend du modèle : l’élevage intensif, américain notamment, est très critiquable. Notre modèle local a, en revanche, beaucoup d’avenir.

Nicolas Mullenbach : il y a des territoires où l’emploi agricole représente plus de 30% de l’emploi. Si on retire l’élevage, que reste-t-il comme activité ?

Patrice Chassard : la vache émet du méthane. Mais il faut voir son bilan environnemental global : si elle reste sur la prairie, broute de l’herbe et rumine, ce bilan est positif. Si on l’envoie 1000 km plus loin se nourrir à l’ensilage de maïs, ce n’est plus du tout le cas.

Nicolas Mullenbach, animateur du Cluster Herbe

Vers des exploitations plus grandes

Alain Gueringer : il y a une dynamique en faveur de l’agrandissement permanent. Ce n’est pas forcément lié à une mauvaise productivité, mais c’est vrai que le revenu par tête de bétail est relativement faible, et il plafonne. Plus d’espaces permet de compenser. Sans parler de l’effet pervers de la PAC qui entretient ce système à l’hectare.

Nicolas Mullenbach : pas de changement de paradigme dans la nouvelle PAC, les aides sont en fonctions du nombre d’animaux et des surfaces.

Inflation et baisse du budget alimentation des ménages

Patrice Chassard : les systèmes qui marchent sont ceux où l’on maîtrise les volumes. Or, on a poussé trop de producteurs il y a 3 ou 4 ans à se convertir au bio, ce qui gonfle l’offre et participe de la crise actuelle. 

Du côté du  consommateur, le budget alimentation relatif est passé en quelques décennies de 40% à 6% aujourd’hui. L’acte d’achat est politique. L’offre peut toujours s’adapter, mais en rognant sur la qualité. Cette dernière n’est pas compatible avec des prix toujours plus bas, il ne faut pas se leurrer.

La suite de votre article après une petite promo (pour Tikographie)

Retour sur quatre acteurs locaux engagés, point sur Tikographie, sortie du recueil “l’année tiko 2024”, message de notre ennemi juré, buffet végé…

Tout cela à la Soirée Tiko 2024, jeudi 5 décembre à 18h à la Baie des Singes ! On s’y retrouve ?

Merci pour votre temps de cerveau disponible ! Le cours de votre article peut reprendre.

LES INITIATIVES

Le Cluster Herbe

Nicolas Mullenbach : c’est une structure de collaboration regroupant les acteurs de la production agro-alimentaire, de la recherche, de la formation, et celles en lien avec les politiques publiques. En gros, la majorité des structures qui interagissent avec l’élevage à l’herbe dans le Massif Central (dont l’INRAE, les Chambres d’Agriculture, le réseau CIDAM, VetAgroSup…).

Derrière, nous souhaitons faire émerger des projets multi-partenariaux. Cela peut provenir d’éleveurs qui ont des idées, qui sont accompagnés pour des expérimentations, dans le cadre de filières. Notre travail consiste à faire vivre cet écosystème pour que les différents acteurs s’alimentent de manière croisée.

Il y a une question de masse critique. Beaucoup d’initiatives sont intéressantes sur différents secteurs, mais cela ne marchera que si on prouve que ça fonctionne, que c’est généralisable dans d’autres contextes, et bien sûr si on étend l’expérimentation.

Nous ne différencions pas l’élevage allaitant et laitier. Notre but est de faire échanger les acteurs, d’éviter le travail en silo. Mais chaque structure aura sa vision et son fonctionnement, notamment son propre modèle économique.

La ferme de Sarliève

Audrey Vigignol : comme je le disais, c’est une ferme un peu particulière, coopérative. Portée par Terre de Liens, Bio63 et l’Ilot Paysan qui ont acquis 80 hectares à l’entrée sud de Clermont-Ferrand, en face du Zénith. C’est aussi un secteur de grande concurrence foncière, agricole et surtout à vocation commerciale.

Le projet original consistait en l’acquisition de ces terres avec un projet agricole en polyculture-élevage, pour qu’une dizaine de personnes puissent y travailler, et dans le cadre de cultures destinées à l’alimentation de proximité. La constitution d’une société coopérative de type SCIC a permis de mobiliser les autres parties prenantes : les futurs travailleurs, les collectivités, les associations de type AMAP, et les acteurs privés – dont les individus souhaitant soutenir le projet.

Comment sortir de la grande culture céréalière destinée à l’export ? En allant vers de l’agro-écologie, on conçoit l’élevage comme une co-production du végétal. L’animal permet d’apporter la matière organique et azotée, mais les troupeaux doivent être calibrés par rapport à l’existant, et pour valoriser le végétal.

Audrey Vigignol, salariée de la ferme de Sarliève, membre de Terre de Liens

Ainsi, nous cherchons à ce que notre centaine de brebis – à ce jour – viennent pâturer les prairies, les couverts végétaux et les bandes enherbées, et aider aux rendements céréaliers (déprimage des céréales – une ancienne pratique où la pâture à certains moments permet de stimuler la plante). Cette production de céréales permet d’être autonome en pailles. Mais tout cela est l’objectif pour dans 2 à 3 ans.

Économiquement, il faut voir l’ensemble du projet, et non pas chaque “atelier” séparément. La diversité des productions, la complémentarité dans le temps, permet d’équilibrer le C.A. Les brebis viennent aussi apporter de la valeur ajoutée, car l’animal est vraiment un “média” pour attirer les habitants sur le projet, et parler du lien entre agriculture, territoire et environnement. Enfin, nous pouvons rendre des services de type éco-pâturage, au Zénith par exemple.

La SCIC permet de mutualiser les moyens de productions et de s’organiser collectivement. Avec l’acquisition foncière de Terre de Liens et ce modèle de gouvernance, un agriculteur peut s’installer avec seulement 5000 euros, ce qui est très peu. C’est possible parce que nous avons pu lever 134 000 euros de capitaux ! 

En outre, ces 5000 euros facilitent la transmission à la retraite. Et nous pouvons nous organiser, collectivement, pour bénéficier de congés. Cela confirme l’intérêt de la gouvernance partagée de ce type.

La spécialisation des territoires et les PAT

Alain Gueringer : avec la dynamique autour des Programmes Alimentaires Territoriaux (PAT), Clermont cherche à se doter d’une ceinture maraîchère, qu’elle n’a jamais complètement eu. On a une telle spécialisation des systèmes de production et donc des territoires que la production maraîchère, sur la Limagne, a été éliminée. Mais on peut à nouveau diversifier, dans la mesure du possible et selon la réalité des territoires.

Nicolas Mullenbach : n’oublions cependant pas que la production céréalière est bien plus rentable aujourd’hui que l’élevage. Cela ne pousse pas forcément à la diversification.

Alain Gueringer : l’approvisionnement, au sein d’un PAT, est dépendant en termes de périmètre géographique – de rayon de livraison – de l’activité. L’élevage ou la production fromagère, a fortiori AOP, ont intérêt à s’exporter plus largement. Ce serait dommage de ne manger des Saint-Nectaire qu’à Clermont !

Audrey Vigignol : nous avons calibré nos productions en partie en fonction du PAT du Grand Clermont. Notamment pour la production de légumes de plein champ, particulièrement destinés à la restauration collective.

Alain Gueringer : en tant que président de l’association de promotion de la vache ferrandaise, nous cherchons bien sûr à nous concentrer sur des races locales. Cela se concrétisera, par exemple, avec une journée le 28 avril où plusieurs cantines proposeront du bourguignon de ferrandaise.

L’AOP

Patrice Chassard : le produit est le reflet de ce que mange l’animal, donc de la qualité de l’herbe. Il y a une dimension de temporalité, avec une fréquence idéale des rotations (végétales), qui dépend de chaque plante. Il y a d’ailleurs un grand nombre de points de contrôle, plus de 130 nous concernant pour le Saint-Nectaire !

Au niveau commercial, on a depuis 25 ans augmenté les volumes des produits les plus chers. Je pense que si la communication auprès du consommateur est claire, s’il comprend pourquoi il paye plus cher, cela peut fonctionner.

Je voudrais insister sur la qualité nutritionnelle de l’élevage à l’herbe, avec des anti-oxydants, des oméga-3, sans parler du microbiote présent sur la croûte du fromage au lait cru. Que je conseille fortement de manger !

Alain Gueringer, éleveur, président de l’association de défense de la vache ferrandaise, chercheur à l’UMR Territoires

La ferme d’élevage extensif en plaine

Alain Gueringer : je travaille sur une vingtaine d’hectares dans la plaine, entre Lezoux et Puy-Guillaume. C’est un territoire qui dénote un peu par rapport à la Limagne, avec du bocage herbager. 

J’ai des vaches ferrandaises sur de la prairie naturelle, intégralement. J’essaye de vendre des reproducteurs, genisses d’élevage ou taureaux. Les autres animaux sont vendus en direct. Les animaux sont alimentés en autonomie, foin de la ferme et pâturage. J’ajoute parfois quelques minéraux mais plus de croquettes en complément alimentaire, comme au début.

Je veille à bloquer les animaux pour leur permettre à tous d’accéder à la nourriture, sinon il y a une trop grande concurrence et certaines vaches ne pourront pas manger.

Patrice Chassard : attention aux normes sociétales sur les prédateurs, le loup notamment en altitude. La pérennité de l’élevage dépend notamment de ce choix sociétal, qui doit se faire en conscience. Il est difficile, sur ce point, d’avoir un juste milieu.

Synthèse par Damien Caillard

Les vidéos diffusées

Extrait de conférence TEDx sur l’écosystème des prairies en Auvergne

Avec Patrice Chassard, chercheur à l’INRAE – enregistré au TEDxClermont CountDown du 14 avril 2022

Extrait de conférence sur l’optimisation écologique d’une ferme en moyenne montagne

Avec Sébastien Bony, éleveur et exploitant agricole dans le Sancy – enregistré au TEDxClermont du 8 octobre 2022

Autres ressources

Pour aller plus loin sur le sujet :

Les crédits

Merci à la librairie les Volcans d’Auvergne pour son accueil et le partenariat de réalisation des Rencontres Tikographie pour cette saison, et en particulier à Boris, Philippe, Lénaïc, Olivier et Gaëlle.

Merci à nos invités, aux participants et à l’équipe de l’association Tikographie qui porte et organise les Rencontres.

Pour cette Rencontre spécifique ont œuvré :

  • Damien à la préparation éditoriale, à l’animation et au compte-rendu;
  • Marie-Pierre aux photos.
Soutenez Tikographie, média engagé à but non lucratif

Tikographie est un média engagé localement, gratuit et sans publicité. Il est porté par une association dont l’objet social est à vocation d’intérêt général.

Pour continuer à vous proposer de l’information indépendante et de qualité sur les conséquences du dérèglement climatique, nous avons besoin de votre soutien : de l’adhésion à l’association à l’achat d’un recueil d’articles, il y a six façons d’aider à ce média à perdurer :

La Tikolettre : les infos de Tikographie dans votre mail

Envie de recevoir l’essentiel de Tikographie par mail ?

Vous pouvez vous inscrire gratuitement à notre newsletter en cliquant sur le bouton ci-dessous. Résumé des derniers articles publiés, événements à ne pas manquer, brèves exclusives (même pas publiées sur le site !) et aperçu des contenus à venir… la newsletter est une autre manière de lire Tikographie.