« Une crue centennale de la Tiretaine pourrait faire de très gros dégâts », prévient Jean-Michel Delaveau

Difficile de parler de Jean-Michel Delaveau sans parler de la Tiretaine. Et inversement. Double portrait de l’homme et de la discrète rivière clermontoise. Où l’on découvre que cette dernière n’est pas si insignifiante qu’il y paraît…


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« La presse locale me présente comme le spécialiste mondial de la Tiretaine », s’amuse Jean-Michel Delaveau. De fait, personne ne risque de lui disputer ce titre : depuis son premier livre sorti en 1997 et sa thèse soutenue l’année suivante, il a enchaîné les conférences et n’a jamais cessé de s’intéresser au sujet. Il a entassé quarante ans de documentation qu’il compte léguer aux archives départementales. Et est presque incollable sur tout ce qui touche à la rivière clermontoise : aussi bien son histoire que son hydrologie, ses colères et ses bienfaits, son itinéraire souterrain, ses complexes ramifications… Presque incollable, car il confesse qu’il continue à apprendre ! « Lors d’une visite avec les techniciens de la ville de Clermont en décembre dernier, j’ai enfin compris où se trouvait le deuxième ‘partidou’ de la branche sud, qui répartissait son cours en deux branches pour alimenter les moulins », annonce-t-il.
Une branche sud ? Une rivière divisée en plusieurs cours d’eau ??? Oui, une conversation avec Jean-Michel Delaveau peut vous faire aller de surprise en surprise et réviser quelques idées reçues en matière de géographie. Imaginez-vous que comme le Nil vers Alexandrie ou le Rhône vers Marseille – quoique plus modestement – la Tiretaine forme un delta quand elle arrive dans la Limagne ! Elle se divise en de nombreux bras qui vont irriguer la plaine en alimentant d’autres cours d’eau : le Bedat, les ruisseaux des Ronzières, des Guelles, de la Chaux… Sans parler de cette « branche sud » aujourd’hui complètement disparue sous le béton, qui a bifurqué vers l’Artière.

Jean-Michel Delaveau
Jean-Michel Delaveau est l’auteur de deux livres sur la Tiretaine, écrits à vingt ans d’intervalle. – Photo Marie-Pierre Demarty


Paradoxalement, notre spécialiste indique d’emblée que ce sujet d’étude « n’était pas un choix », mais plutôt, pour utiliser la métaphore qui s’impose, une série de petits ruisseaux qui ont conflué pour l’y amener.

Rencontre avec le « cours d’eau bizarre »

Ce technicien des travaux publics, qui a gravi les échelons jusqu’à devenir ingénieur et à superviser des activités dans le Massif central, a mené toute sa carrière au ministère en charge de l’Equipement, et a touché à tous les domaines, de la sécurité routière à l’urbanisme, en passant par l’aménagement du territoire, les questions environnementales, etc. « J’y ai fait neuf métiers, y compris de l’ingénierie pédagogique pendant six ans, pour organiser les formations internes de la DDE, se souvient-il. C’est là que j’ai ressenti qu’il me manquait des connaissances car je n’avais pas de formation supérieure, alors qu’il m’arrivait même d’encadrer des étudiants en architecture. Dans ce contexte, je côtoyais des profs de géographie qui m’ont encouragé à suivre un cursus. Il y avait un thème d’étude sur la moyenne montagne et les milieux fragiles qui me correspondait bien. » Jean-Michel Delaveau passe ses diplômes dans les années 1990, jusqu’à un mémoire de DEA. « Ce sont les professeurs qui m’ont poussé à continuer jusqu’à la thèse ! »

Mon premier livre s’est vendu à 2 400 exemplaires, ce qui prouve qu’il y avait une attente forte.

Mais ceci n’est que le premier ruisseau et il n’explique pas pourquoi la Tiretaine. Pour le comprendre, il faut remonter à son arrivée à Clermont, en 1981 – car il est originaire du Loiret et a aussi travaillé à Toulouse avant de rejoindre l’Auvergne. « Notre premier logement était à Galaxie et trois mois après notre installation, un ‘cours d’eau bizarre’ – comme disaient mes enfants – a provoqué une inondation juste en face de chez nous. Les gamins m’ont posé plein de questions et comme je suis curieux, j’ai commencé à faire des recherches. »

Circonstance « aggravante », notre technicien est aussi un bon marcheur et s’implique dans l’association Chamina : « Nous avions en projet la création d’une randonnée à l’échelle de l’agglomération et j’étais chargé des repérages de la partie ouest, en bord de faille. Ce qui m’a amené à côtoyer pas mal la Tiretaine. »

La documentation s’accumule et un projet de livre commence à éclore, encouragé par une rencontre avec un collectionneur de cartes postales, Louis Saugues, dont une exposition a joué le rôle de déclencheur. « Mon premier livre est sorti en 1997, édité par la Galipote. C’était de l’artisanat : j’ai fait la mise en page moi-même ! Mais il s’en est vendu 2 400 exemplaires, ce qui prouve qu’il y avait une attente forte. Mes premières conférences l’ont confirmé… »

Une rivière sous couverture

L’année suivante, Jean-Michel prend un congé d’un an pour rédiger sa thèse, dont le sujet était devenu évident. Albert Odouard, son directeur de thèse, lui en précise les contours, lui demandant notamment de répondre à la question « Pourquoi les Clermontois ont recouvert leurs cours d’eau ? »

Un cours d’eau à l’humeur changeante. A gauche : un jour calme de janvier 2018, vers la grotte des Laveuses à Royat. A droite : au matin du 24 août 2004, après un gros orage nocturne. – Photos Jean-Michel Delaveau

La réponse à cette particularité relève de multiples causes qui tiennent notamment aux évolutions liées à la révolution industrielle : un mélange de besoins d’énergie, de développement démographique, d’hygiénisme… « Il y avait besoin de beaucoup plus d’eau, qu’on est allé chercher directement dans l’Allier. La Tiretaine est alors devenue l’exutoire, à une époque où rien n’était prévu pour l’assainissement. Pensez que la première station d’épuration ne date que de 1970 ! On disait que la couverture du cours d’eau tenait à la nécessité de protéger la ville des inondations et des rats. Elle tient aussi au développement des céréales dans la Limagne après-guerre – les agronomes ont décrété qu’il n’y avait pas besoin d’irrigation toute l’année ; à la crise du phylloxera, l’arrachage des vignes ayant obturé les rigoles qui drainaient l’eau ; et bien sûr à la nécessité d’urbaniser. Dans les années 1990, on a encore supprimé des jardins dans le secteur de Fontgiève pour construire. Finalement, il n’y a que dans les zones privées – Saint-Alyre et Michelin notamment – qu’elle est restée visible. »

Même à Royat où elle est à nouveau mise en valeur, les industries qui avaient succédé aux moulins l’avaient fait disparaître : blanchisserie, chocolaterie, fabricant de pneus un peu plus bas…

Se méfier de l’eau qui dort

Cela fait partie des questions que posent les publics sans cesse renouvelés aux conférences de Jean-Michel Delaveau. Avec évidemment les interrogations sur le tracé de ce cours d’eau, dont la discrétion exemplaire a inspiré le titre de son second livre : « La Tiretaine, rivière secrète du Grand Clermont », une somme de près de 400 pages, largement illustrée et éditée de façon plus professionnelle, paru en 2016.
A Tikographie, nous nous posons cependant d’autres questions : celles qui tiennent aux risques et aux bénéfices que notre ersatz de fleuve peut apporter à la métropole clermontoise.
Drôle de question s’agissant de ce filet d’eau à peine existant ? Jean-Michel Delaveau ne le pense pas et prévient au contraire : « Si une vague arrive à la suite d’un violent orage, cela va faire mal. En 1835, à une époque où il n’y avait que des moulins dans la vallée de Royat, une crue exceptionnelle avait fait onze morts. Il a été calculé qu’aujourd’hui, un phénomène de même ampleur affecterait 50 000 habitants et toucherait autant d’emplois. Une vague de trois mètres pourrait déferler à Chamalières en charriant une abondance de débris. »

Une crue centennale affecterait 50 000 habitants et toucherait autant d’emplois.

Outre l’urbanisation trop insouciante qui multiplie le nombre de personnes et de bâtiments exposés, il pointe l’artificialisation des sols qui risque d’accentuer les effets des crues. Ici un pont où l’on a réduit la place laissée au cours d’eau pour s’étaler. Là un lycée hôtelier construit sur un ancien dépôt de gravats lui-même créé sur la confluence de trois ravins. Et surtout le manque d’entretien du lit de la Tiretaine et des ravins qui dévalent la faille de Limagne : ils s’encombrent de morceaux de bois, de végétation, de débris qu’un violent orage pourrait entraîner vers l’aval.

Mais les collectivités, selon lui, n’en ont pas suffisamment conscience : « Cela change à la Ville de Clermont, mais pas vraiment dans les communes plus en amont, alors qu’il serait déjà efficace de suivre le tracé de la rivière pour le nettoyer de temps en temps. Le risque d’une crue centennale, qui ne s’est pas produite depuis 1835, apparaît faible, mais avec le changement climatique, on sait que les épisodes violents vont devenir plus fréquents. Et même une crue décennale peut faire de gros dégâts. »

Des projets pour réconcilier la ville et sa rivière

Il se souvient de celles dont il a été témoin, comme ce 9 août 2014 où « il y a eu un fort orage de trente minutes avec de la grêle qui a littéralement mâché les feuilles des arbres. Celles-ci ont bouché les avaloirs. A la hauteur de la résidence Beaulieu, il y avait des branchages jusqu’au parapet de la passerelle qui enjambe la rivière. On pose des buses et des grilles mais cela ne fait que concentrer le problème. Il ne faut pas s’étonner si un jour il y a une catastrophe. »

Le 9 août 2014, un orage de grêle de 30 minutes a fait brutalement gonfler la Tiretaine. A hauteur du parc Beaulieu à Chamalières, elle a charrié des branchages jusque sur le parapet de cette passerelle. – Photo Jean-Michel Delaveau

Plus récemment, le parc de Saint-Alyre a été inondé trois années de suite, « heureusement au mois d’août, quand il n’y a pas d’élèves. Mais les changements du climat peuvent faire craindre des épisodes à d’autres moments de l’année… »

Les projets à Fontgiève et Cataroux peuvent ramener de la biodiversité, ainsi qu’un agrément paysager propice au lien social, une mise en valeur du patrimoine…

A l’inverse, Jean-Michel Delaveau se réjouit de voir ressusciter peu à peu la Tiretaine, même si l’autre crainte – celle de l’assèchement du fait du réchauffement climatique – n’est pas absente non plus. Après les aménagements de la vallée de Royat et du secteur de Beaulieu, il se réjouit des prochains projets : secteur de Fontgiève à court terme, de Cataroux sans doute un peu plus tard. « Cela peut ramener de la biodiversité, ainsi qu’un agrément paysager propice au lien social, une mise en valeur du patrimoine, une atténuation des îlots de chaleur…, énumère-t-il. A Fontgiève, il est prévu l’aménagement d’un parc urbain autour du bassin, de façon à laisser à la rivière la possibilité de s’étaler en cas de crue sans causer trop de dégâts. Ça ne suffirait pas en cas de crue centennale mais c’est au moins une parade pour des épisodes moins violents. »
L’ouverture de ce parc devrait être accompagnée de la création – en cours – d’une maquette numérique qui permettra au public de mieux connaître cette rivière trop bien cachée. Une maquette riche en documentation, commandée par la Métropole, travaillée avec les étudiants de l’Institut d’Auvergne de développement des territoires (IADT). Bien entendu, Jean-Michel Delaveau participe à la conception des contenus.
Cela n’empêche pas celui-ci de continuer à répondre ici ou là aux sollicitations d’associations pour des conférences. Et de garder un œil sur la Tiretaine. « La rivière dort, conclut-il… Mais jusqu’à quand ? »

Pour aller plus loin : le livre de Jean-Michel Delaveau « La Tiretaine, rivière secrète du Grand Clermont », paru aux éditions des Monts d’Auvergne, dévoile tous les secrets du cours d’eau et propose même des itinéraires de balades pour le découvrir.

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Reportage réalisé le jeudi 18 janvier 2022. Photo de Une : la Tiretaine à la hauteur de la rue de Blanzat à Clermont – Crédit Marie-Pierre Demarty, Tikographie