Sales temps pour le sale temps

Selon que vous avez 10 ou 90 ans, vous percevez le temps qu’il fait en ce moment différemment. Explication par la notion de « shifting baselines » ou décalage des points de référence. Pendant ce temps-là, mes tomates mûrissent…

Nouvelle chronique de Marie-Pierre Demarty, qui a rejoint Tikographie depuis la rentrée 2022

Hiver 1966-67 : alors que notre famille s’était installée pour une année scolaire dans les Combrailles profondes, mon père, encore aujourd’hui, aime raconter que la neige a recouvert les paysages sans discontinuer de novembre à avril, et qu’un matin, il a vu surgir du brouillard un attelage improbable : le laitier partait vers les fermes faire sa tournée de ramassage du lait à borde d’un traîneau tiré par un cheval.

J’avais deux ans, je n’en ai pas vraiment le souvenir.

Mais je me souviens que dans mon enfance et même un peu plus tard, dès le 1er novembre, je me préparais psychologiquement à voir tomber les premières neiges dans les prochains jours. Ça ne manquait pratiquement jamais. Et même préparée psychologiquement, je sombrais alors dans mon coup de blues de début d’hiver. J’ose l’avouer : je n’aime pas, mais pas du tout la neige. Ni le froid. Ça me déprime, ça me rend mélancolique. Ça me donne des envies de feu de bois, de chocolat chaud et de ne plus rien faire.

Maintenant que vous connaissez mon âge et mon aversion pour la neige, vous allez sans doute être tentés de me classer dans la catégorie « vieux cons ». J’assume. Mais je vais remonter à un épisode dont même mes plus jeunes lecteurs pourraient se rappeler. Sauf qu’à part les quelques centaines de personnes qui l’ont vécu (dont moi), je suis sûre que la plupart des gens l’ont complètement oublié.

C’était il y a pile quatre ans, la nuit du 29 au 30 octobre 2018. Tempête de neige sur la région. Des centaines de bagnoles, camions, autobus se sont retrouvés piégées dans les monts du Forez, sur l’autoroute A89, pendant toute une nuit (la photo ci-dessus a été prise au petit matin du 30 octobre). Partie d’Annecy à 17 heures, je suis arrivée à Clermont à 10 heures le lendemain matin.

Et là, ce 30 octobre 2022, voilà que je prends le soleil sur ma terrasse en surveillant mes tomates, qui mûrissent tranquillou. Pas de mélancolie brouillardeuse et neigeuse cette année, en tout cas pour l’instant. Et je me rassure en me rappelant aussi que le premier (ou presque) gros épisode neigeux l’hiver dernier a eu lieu… au mois d’avril.

Je me rassure ? Pas vraiment. Madame Jamais Contente a soudain la nostalgie de sa mélancolie saisonnière. Un petit goût amer de solastalgie : vous savez, cette nostalgie pour l’époque rassurante où tout paraissait plus ou moins normal, prévisible et bien ancré dans la succession des saisons et dans les cycles de la nature : le brouillard en novembre, Noël aux tisons, les giboulées en mars, les tomates en été, les orages en août… À quand remonte notre dernier orage au fait ? Ah oui, à la semaine dernière…

La mémoire qui flanche

Pourquoi je vous raconte tout ça ?

Ben d’abord, parce que parler de la pluie et du beau temps est une activité d’apparence futile mais pourtant précieuse pour entretenir le lien social, à la boulangerie comme à la machine à café. Et du lien social, on va en avoir besoin pour affronter le climat qui nous arrive.

Mais surtout, mes propos veulent illustrer une autre notion : celle de « décalage des points de référence », ou shifting baselines dans la langue de celui qui a formulé le concept. C’est l’idée que chaque génération prend pour point de comparaison les faits dont il peut se rappeler, mais peut difficilement appréhender – et donc prendre en compte – ce qui lui est antérieur. Philippe Bihouix1 le décrit ainsi : « Chacun peut se rendre compte personnellement, à l’échelle de sa vie et de son parcours. Mais il ne peut pas transmettre correctement cette expérience, surtout si c’est pour se plaindre d’une dégradation ou d’un changement négatif : il sera généralement et rapidement catégorisé dans la rubrique ‘vieux con’ et non écouté par les plus jeunes : ‘de mon temps, moi…’ […] C’est ainsi que la dégradation de l’environnement ne devient pas forcément plus palpable avec le temps qui passe, car on oublie ‘collectivement’. »

Entre l’hiver 1966-67 de mon père et la génération dont les premiers souvenirs remonteront à cette fin 2022, vous imaginez le méga-décalage quant à la notion d’« automne normal » ?

Moi qui balance entre deux âges, ça me rend… toute mélancolique.


1 Dans « Le Bonheur était pour demain » paru au seuil en 2019, un livre accessible et même agréable à lire qui met les choses au point et décrypte beaucoup de notions relatives à notre situation écologique actuelle. Dont celle de shifting baselines (pp.213 à 225).