Sortir de l’hyper-spécialisation agricole des territoires, moins dépendre du pétrole et développer notre résilience alimentaire sont des enjeux clé pour Stéphane Linou, auteur et conférencier.
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J’ai pu suivre la formation « Risques d’effondrement et adaptations » proposée par Stéphane (et de nombreux intervenants) en novembre 2019 à Cergy.
L’approche très pragmatique de Stéphane, qui met l’accent sur les liens entre sécurité alimentaire et sécurité des territoires, m’a semblé très pertinente pour le sujet de la résilience.

Ancien conseiller départemental de l’Aude, Stéphane est un des pionniers du mouvement locavore en France. Il est à l’origine d’un premier module de formation « Risques d’effondrement et adaptations » en 2018 et 2019, qu’il anime.
Auteur, conférencier, consultant auprès des collectivités, il consacre beaucoup de temps à la sensibilisation des acteurs locaux (mairies, conseils départementaux, forces de police et de gendarmerie, agriculteurs …) et nationaux (ministères, armée, sénateurs …) à la question de la résilience alimentaire des territoires.
Dans son mémoire consacré au sujet, il démontre notamment que « la non-territorialisation de la production et de la consommation alimentaire, avec des vulnérabilités sur les flux et avec des populations non préparées et devenues intolérantes à la frustration, impacterait l’ensemble du continuum sécurité-défense. »
- Alimentation et sécurité sont, selon toi, le “plus vieux sujet du monde” … comment ce “couple” a-t-il fonctionné durant l’histoire ?
- Comment la situation a-t-elle basculé à l’époque contemporaine ?
- Tu es très critique envers la spécialisation des territoires, un état de fait du système économique actuel …
- Quel est aujourd’hui le degré de dépendance alimentaire des territoires français ?
- Et comment ce sujet est-il pris en compte par les acteurs locaux ?
- Quel est l’impact de notre régime alimentaire sur la sécurité des productions agricoles ?
- Tu penses donc à la question de l’élevage, une des productions historiques du Massif Central …
- Néanmoins, tu ne prônes pas une autarcie des territoires sur le plan alimentaire. Comment peuvent-ils coopérer ?
- Pourquoi la contractualisation est-elle selon toi si importante pour les producteurs ?
- Tu fais le lien avec la sécurité “tout court”: l’ordre public et la sécurité nationale …
- Les Projets Alimentaires Territoriaux [PAT] sont-ils un élément de solution ?
- Et du côté des villes, quelle action préconises-tu ?
- Selon toi, l’agriculture urbaine préparerait aussi les besoins en “bras” du monde agricole de demain …
- Et donc ? Faut-il hacker les espaces verts urbains ?
Alimentation et sécurité sont, selon toi, le “plus vieux sujet du monde” … comment ce “couple” a-t-il fonctionné durant l’histoire ?
Homo Sapiens n’a pensé qu’à ça jusqu’aux années 1960 ! Maintenant, c’est la nourriture qui vient à nous, sans qu’on s’intéresse au “comment” ni au “jusqu’à quand”. En fait, la question est plutôt : “comment ça se fait que tout le monde n’y pense plus ?”
Au Moyen-Age, l’aménagement du territoire était directement relié à des questions d’ordre public.
Historiquement, la sécurité alimentaire est ce sur quoi était basée une partie de la légitimité des ancêtres des maires – les consuls – au Moyen-Age. Les trois autres sécurités consistaient à se protéger des envahisseurs, à lutter contre les épidémies et à assurer l’ordre intérieur. C’est pour ça qu’avaient été créées la police (comprendre : “régulation”) des grains et de la viande.

Cette conscience et cette responsabilisation collective (politique) s’ajoutait à une approche individuelle : tout le monde avait son bout de jardin ! Ça n’empêchait pas les famines, mais ça “sauvait les meubles” en cas de pépin. Et connaître les réseaux d’approvisionnement était [alors] une question stratégique.
L’aménagement du territoire était donc directement relié à des questions d’ordre public. Et les édiles de ce temps savaient que “ventre affamé n’a point d’oreille”, et s’il y avait un pépin de nourriture, le peuple avait légitimement le droit de se révolter si les édiles n’avaient pas prévu la situation.
Comment la situation a-t-elle basculé à l’époque contemporaine ?
On a complètement inversé le regard : le foncier nourricier est devenu la variable d’ajustement de toutes les autres politiques. Il y a eu une conjonction de deux grands facteurs.
[D’une part,] Napoléon a nommé les maires lui-même : la question de l’affectation des sols liée à l’alimentation est alors sortie du champ politique local pour être centralisée vers l’Etat, à travers les préfets.
[D’autre part], durant le XIXème siècle, on a découvert les “énergies faciles”, comme le charbon et le pétrole, qui ont permis aux populations de contracter espace et temps. Jusqu’alors, on avait l’habitude de dépendre des ressources de chaque territoire, et leurs populations étaient proportionnelles à ces ressources de proximité.
Tu es très critique envers la spécialisation des territoires, un état de fait du système économique actuel …
A partir de l’arrivée des “énergies faciles”, on a laissé libre cours à la théorie des avantages comparatifs de Ricardo, qui nous dit : par territoire, je ne me concentre que sur une ou deux productions phare, celles pour lesquelles je suis le meilleur. Et j’abandonne, ou je réduis fortement, les autres. L’énergie permet d’exporter puisque le transport ne coûte rien, et d’importer ce que j’ai abandonné. C’était le coup d’accélérateur de l’hyper-spécialisation des territoires … et de leur fragilisation !
Pour moi, on a transformé nos territoires en “Ehpad à ciel ouvert”.
Pour moi, on a transformé nos territoires en “Ehpad à ciel ouvert” : fin de l’autonomie, dépendance de perfusions diverses (alimentaires, énergétiques, savoirs, etc…). Et on y est allé dans l’allégresse, et même dans l’ivresse. On est dans une totale ébriété énergétique, qui nous a fait oublier les risques, la prudence, et nous a rendu nos chaînes logistiques totalement vulnérables. S’il y a des grèves, une cyber-attaque, une pandémie, une rupture d’approvisionnement en essence … combien de temps peut-on tenir sur un territoire sans se taper dessus ?

Quel est aujourd’hui le degré de dépendance alimentaire des territoires français ?
On est arrivé à des taux d’autonomie alimentaire d’à peine 2% en France – le taux de consommation locale par aire urbaine. Sur ces mêmes périmètres, 97% de la production locale est “exportée” (hors du territoire). On a donc des camions dans les deux sens ! Sachant que 80% de notre alimentation est achetée en grande surface, même en milieu rural – qui n’est d’ailleurs plus capable aujourd’hui de nourrir les ruraux.
En 1940, au moment de la débâcle, on avait encore des fermes nombreuses, diversifiées, autonomes, bien réparties sur le territoire, et des liens (familiaux) entre urbains et ruraux. Aujourd’hui, on a très peu d’exploitations, dépendantes de pétrole ou de machines fabriquées à l’étranger, de la main d’œuvre étrangère (l’agriculture française marche avec des bras étrangers), de semences importées, de protéines végétales pour l’élevage, hyper spécialisées et sans lien humain avec les villes … et quasi zéro production de la part des particuliers. A ajouter cela l’absence de stocks dans les grandes surfaces, au-delà de 2 ou 3 jours, ni auprès des collectivités locales, ni même auprès de l’Etat.
Et comment ce sujet est-il pris en compte par les acteurs locaux ?
Les acteurs locaux, comme les administrations et les populations, n’y sont pas préparées, elles ne pensent même pas que c’est un sujet. Quand on pose la question, les gens nous disent “le maire doit bien avoir un plan”, ou le préfet, ou l’armée … Mais, dans l’hypothèse où ils existeraient, on sait très bien que des plans non répétés ne marchent pas.
Les acteurs locaux, comme les administrations et les populations, ne sont pas préparées à ce risque de pénurie.
La situation est donc explosive. Avec des populations intolérantes à la frustration, et aucune production locale, il suffit d’un grain de sable dans le système d’acheminement … et boum ! Le plus vieux couple de risque de l’Histoire, sécurité et alimentation, réapparaît de suite.
Quel est l’impact de notre régime alimentaire sur la sécurité des productions agricoles ?
C’est une variable capitale. Il faut partir de la réalité actuelle : on mange trop, et trop de viande. Il n’y a qu’à voir les chiffres de l’obésité et des maladies dites de “civilisation”. Cela implique une surconsommation de terres agricoles dédiées aux céréales pour nourrir les animaux que nous surconsommons ensuite. Les espaces que l’on spécialise et monopolise sont directement liés à notre régime alimentaire.

Tu penses donc à la question de l’élevage, une des productions historiques du Massif Central …
Si on ne gardait que de la viande produite localement et de la manière la plus extensive possible, on aurait besoin de très peu d’espace. N’oublions pas que les animaux mangent naturellement de l’herbe. Ils ingèrent des céréales parce qu’on les y force : c’est l’élevage intensif qui a modifié cet équilibre. [Au contraire], l’élevage extensif en montagne, c’est très bien ! C’est ça qu’il faut garder, et refaire un système là-dessus.
L’élevage extensif en montagne, c’est très bien ! Il faut refaire un système là-dessus.
A force de nous spécialiser, on a hyper-développé l’élevage dans l’Ouest de la France, forcé avec des protéines végétales importées d’Amérique du Sud. Et de la monoculture céréalière dans la Beauce. D’un côté, trop de nitrates et des algues vertes ; de l’autre, un appauvrissement des sols.
C’est donc bien la spécialisation et la sortie des systèmes [naturels] équilibrés qui font que nous avons des dégradations des milieux. N’oublions pas que la résilience, c’est la diversité et l’équilibre des fonctions. Avec cette saleté de théorie des avantages comparatifs, on perd complètement notre résilience.

Néanmoins, tu ne prônes pas une autarcie des territoires sur le plan alimentaire. Comment peuvent-ils coopérer ?
Pour des raisons de sécurité, je propose de combiner trois types d’échelle :
- une sécurité en micro-local, pour éviter que les personnes précaires d’aujourd’hui et de demain (les licenciés post épisodes Covid-19) ne provoquent “des émeutes de la faim ici” [voir ci-dessous];
- une sécurité extérieure: pour éviter “des émeutes de la faim là-bas”. Par exemple, on exporte beaucoup de blé actuellement en Afrique du Nord. Si on arrêtait ces exportations, les prix exploseraient chez eux, il y aurait des émeutes de la faim, de nouveaux printemps arabes, des renversements de régimes, et des extrémistes … donc, pour des raisons à la fois de solidarité et de sécurité, il faudra poursuivre des exportations;
- une sécurité territorialisée, entre ces deux niveaux: il y a quelque chose à construire au niveau territorial, sans doute à l’échelle d’un PAT [Projet Alimentaire Territorial]. Ce serait le fruit d’une contractualisation entre certaines collectivités qui gèrent la restauration collective, les grandes surfaces, les particuliers qui auront encore un travail … et les producteurs. Le but : assurer à ces derniers une visibilité à plusieurs années sur les volumes et les prix. Ainsi, en cas de reconfinement, ces territoires pourraient fonctionner comme quand “windows” plante, en “mode sans échec”: toutes les fonctions ne sont pas au rendez-vous mais l’essentiel fonctionne.

Pourquoi la contractualisation est-elle selon toi si importante pour les producteurs ?
Les agriculteurs ont besoin de se projeter dans le temps long ! Ce que ne font plus les politiques, esclaves du temps court. Cette échelle intermédiaire, ce serait donc pour fabriquer de la sécurité territoriale avec une contractualisation sur les commandes.
Les agriculteurs ont besoin de se projeter dans le temps long.
On l’a vu pendant le Covid-19 : c’est dans les lieux où les gens avaient l’habitude de travailler ensemble et se connaissaient bien qu’il y a eu des modes d’organisation les plus réactifs. C’est là qu’une partie de la loi Egalim pourrait se décliner, avec des gens qui se connaissent: il est moins facile de couillonner quelqu’un que l’on est amené à recroiser régulièrement que quelqu’un que l’on ne connaît pas, habitant à l’autre bout du pays
C’est donc une approche de responsabilité territoriale, basée sur une forme de confiance et de co-production de sécurité territoriale. Surtout, c’est une juste répartition de la valeur.
Tu fais le lien avec la sécurité “tout court”: l’ordre public et la sécurité nationale …
Je le démontre dans mon mémoire de recherche : la non-territorialisation de la production et de la consommation alimentaire, avec des vulnérabilités sur les flux et avec des populations non préparées et devenues intolérantes à la frustration, impacterait l’ensemble du continuum sécurité-défense. Les vigiles, forces de sécurité, de police, de gendarmerie seraient vite débordés et affaibliraient, de ce fait, la sécurité nationale en en cas d’émeute de la faim.
Cela veut dire que le sujet de l’alimentation, lié au régalien car impactant la sécurité intérieure et la sécurité nationale, devrait être intégré à la Loi de Programmation Militaire, et notamment dans les Secteurs d’Activité d’Importance Vitale [SAIV]/ Et ce dans l’intégralité de son spectre, du foncier nourricier à l’assiette en passant par les semences et tous les facteurs de production.
La non-territorialisation de la production et de la consommation alimentaire impacterait l’ensemble du continuum sécurité-défense.
Le risque est stratégique, et la Ministre de l’Agriculture lui-même l’a reconnu le 12 décembre dernier au Sénat devant la sénatrice Françoise Laborde. Comme nous sommes le premier pays concerné par la PAC [Politique Agricole Commune], ce sujet devrait être à l’ordre du jour de sa réforme …

Les Projets Alimentaires Territoriaux [PAT] sont-ils un élément de solution ?
Ils ont le mérite d’exister … mais ils ne sont pas obligatoires – c’est pour ça qu’il y en a peu. Et ils n’ont que peu de moyens. Enfin, s’ils visent à rapprocher producteur et consommateur, ils présupposent une absence de problème systémique. Les PAT ne partent pas des problèmes de risque et de sécurité !
Ma recommandation serait de les rendre obligatoire, et d’inverser les regards : partir à nouveau des besoins locaux, et déterminer ensuite les documents de planification territoriale. Cela rendrait les PAT prioritaires sur les documents d’urbanisme, comme les SCOT, les PLU, les cartes communales … Ainsi, on se baserait sur une production territoriale définie par territoire, qui se déclinerait par rapport au foncier, au nombre d’agriculteurs, aux ressources en eau, etc.
Et du côté des villes, quelle action préconises-tu ?
Organiser des stress-tests alimentaires et s’entraîner à ne pas “stresser” : partager, mettre en culture un maximum d’espaces verts pour en faire des jardins partagés, et surtout en ville !
L’agriculture urbaine a plusieurs bienfaits : elle abaisse la température localement, en diminuant les îlots de chaleur urbains. Elle fournit l’équivalent d’un SMIC par an à la personne qui s’occupe d’un jardin. Elle offre aussi un espace de détente et de rencontre.
Selon toi, l’agriculture urbaine préparerait aussi les besoins en “bras” du monde agricole de demain …
En effet, je pense à titre personnel que c’est un “sas de dépucelage” idéal pour les gens dont les métiers vont disparaître et pour se former aux métiers de l’agriculture dont on va manquer cruellement dans peu de temps.
D’abord pour remplacer la moitié de la population agricole qui partira de toute façon à la retraite dans les 10 ans qui viennent. Mais aussi parce qu’on aura tôt ou tard une agriculture décarbonée, et il nous faudra automatiquement plus de bras.
Les métiers de l’agriculture, ce sont des vrais métiers, ça ne s’improvise pas. On l’a vu à l’occasion de l’opération “des bras pour ton assiette” [durant le confinement]: malgré 400 000 inscrits, seuls 5% des gens ont signé des contrats effectifs ! Il y a une certaine dureté physique, les cadences, la durée des journées, l’éloignement des champs … mais ça a bien montré que l’agriculture française marche aujourd’hui avec des bras étrangers. Non seulement la main d’œuvre – compétente et formée – mais aussi le pétrole utilisé, qui est massivement importé.
Et donc ? Faut-il hacker les espaces verts urbains ?
Si on a déjà un bout de gazon [dans son jardin], on peut planter des fruits et des légumes. Revendez votre tondeuse, retournez un peu la terre, commencez avec un enclos à poule, plantez des tomates !
Les métiers de l’agriculture, ce sont des vrais métiers, ça ne s’improvise pas.
Si on n’a pas de terrain, on peut solliciter son maire pour monter un jardin partagé. Au-delà de la production de nourriture, cela peut – dans l’absolu – économiser des bons alimentaires pour les collectivités … et réduire le coût de l’entretien en fleurissement. Les services espaces verts deviendraient alors des services nourriciers.
Pour aller plus loin : Acheter le livre de Stéphane « Résilience alimentaire et sécurité nationale » en version papier ou en version PDF |
Propos recueillis le 2 juillet 2020, mis en forme pour plus de clarté puis relus et corrigés par Stéphane. Crédit photo de Une : Stéphane Linou (DR)