“Défaire et refaire le monde”, afin de “faire communauté” : c’est l’approche du Grin, animée par Matthieu Poinot. Une manière plus inclusive et sociale d’aborder la transition écologique.
Cliquez sur les intitulés sur fond noir ci-dessous pour en dérouler le contenu. Vous pouvez aussi afficher en grand chaque visuel en cliquant dessus.
Etant proche du mouvement des tiers-lieux de par Epicentre Factory, j’étais vite intéressé par la naissance du Grin, qui s’est installé dans un lieu culturel emblématique de Clermont, la librairie Papageno.
Aujourd’hui, il m’a semblé que le Grin a trouvé sa pertinence fondamentale à travers de nombreuses – et très riches – « Causeries », ces conférences-débats participatives organisées autour des enseignements de la crise pandémique.
Ces moments d’échange et de réflexion partagée sont indispensables, bien que non suffisants, pour questionner le monde, faire le « pas de côté » nécessaire et envisager des actions différentes et sans doute plus inclusives pour devenir résilients.
Enfin, j’ai récemment interrogé Matthieu dans le cadre d’une étude demandée par Clermont Auvergne Métropole sur la question de la résilience territoriale. Des extraits de cet échange sont à la base de la présente interview.

Matthieu est l’animateur du Grin, tiers-lieu et café culturel en centre-ville de Clermont. Il porte le projet depuis sa naissance (celle du Grin, mais peut-être celle de Matthieu aussi ? 😉 et lui a insufflé une âme malienne et africaine qui lui est chère, de par sa vie personnelle.
Matthieu est également producteur de contenus média, dans le cadre du Grin, et animateur/facilitateur des nombreux événements organisés dans le tiers-lieu.
Café culturel, librairie (d’occasion) et tiers-lieux de débats sociétaux, le Grin est situé rue 9 rue Saint-Hérem à Clermont, entre la place Gaillard et l’hôtel de Ville.
Animé par Matthieu Poinot et son équipe, il se base notamment sur la culture malienne et la tradition du Grin, à savoir le groupe de personnes qui se réunissent autour du thé pour “refaire le monde”. Cela passe par trois phases : un thé amer, un thé fort, un thé doux et sucré. « Ce rituel nous a inspiré pour construire une méthodologie et une philosophie d’être au monde » précise Matthieu.
Par exemple, les « Causeries » du Grin sont organisées en trois temps :
- le temps de l’étonnement (amertume) : on se met à l’école de l’autre, on accueille sa pensée et on fait taire sa voix intérieure
- le temps du questionnement (force) : on commence à créer ensemble
- le temps de l’ouverture (sucré) : on traduit, on vulgarise, on rend les savoirs comestibles (« c’est le thé des enfants ! » pour Matthieu)
Le Grin est aussi un producteur important de médias, notamment par les podcasts « Epidémie » réalisés suite à la crise du Covid-19, et par un projet à venir à la rentrée 2020 sur les « questions émergentes » de la société. Cette initiative média est d’ailleurs accompagnée par l’incubateur clermontois La Compagnie Rotative.
- Ce qui frappe en entrant au Grin, ce sont bien sûr les rayonnages de livres qui couvrent les murs. Quel est l’apport symbolique du livre selon toi ?
- Echanger, questionner, rassembler font partie des missions que tu te donnes au Grin …
- Comment cela peut-il permettre de relier l’homme à la nature ?
- Au sein d’une ville comme Clermont, comment ce travail de “refaire communauté” peut-il prendre forme ?
- As-tu des exemples inspirants en tête ?
- Justement, comment analyses-tu cette question de résilience ?
- Plus largement, quel est ton point de vue sur les clivages écologie/société/économie que l’on constate actuellement ?
- Tu as organisé beaucoup de “Causeries” pour analyser les crises récentes, comme celles des Gilets Jaunes ou du Covid-19. Quels enseignements en retires-tu ?
- Le discours écologique peut-il être un nouveau méta-narratif ?
- Une Causerie a également abordé la question communautaire que tu évoquais plus haut …
- Le Grin, c’est aussi une initiative média. Tu produis d’ailleurs beaucoup de podcasts. Peux-tu nous en dire plus sur ton projet dans cette direction ?
- Ce sera donc un média dans sa forme, mais aussi dans son organisation …

Ce qui frappe en entrant au Grin, ce sont bien sûr les rayonnages de livres qui couvrent les murs. Quel est l’apport symbolique du livre selon toi ?
Le livre peut être intimidant : les gens n’osent pas toujours rentrer, mais je pense que c’est à cause du formatage de l’école. Pourtant, le livre n’est pas au dessus de tout, mais il contient des histoires.
“Défaire et refaire le monde”, c’est le concept du Grin au Mali, qui se déroule autour du thé. On cause, on bavarde, on se raconte des histoires. Le livre est un prétexte à ça. Mais il a aussi des vertus dans ce monde : on prend du temps, du recul, on a un objet palpable. Je ne suis surtout pas un élitiste du livre !

Echanger, questionner, rassembler font partie des missions que tu te donnes au Grin …
Aujourd’hui, je défend un projet où on accueille toutes les façons de penser et de regarder le monde, pour les questionner, et construire ensemble. Mais je ne peux pas dire de manière frontale “c’est ça qu’il faut faire !”. La Causerie, par exemple, est très intéressante, intellectuellement. Mais comment passer au projet de société ? C’est un autre niveau.
Le livre est un prétexte à causer et se raconter des histoires.
Mon approche consiste, au fond, à croiser les grilles de lecture, et arriver à déterminer une zone commune … pour se faire sa propre idée. Cela fait notamment écho au concept de la “Pachamama” évoqué par Diego Landivar, un concept qui a réuni tout le monde lors de la rédaction de la constitution bolivienne : il y a toujours cette zone commune, mais il faut la faire émerger.
Le Grin veut travailler sur ce sentiment d’appartenance. Notre devise, “On est ensemble”, ce n’est pas une injonction à s’aimer, plutôt à partager un même monde. Sans être pour autant de l’universalisme qui gomme les différences ! Chacun doit garder sa singularité pour alimenter un projet commun.
Comment cela peut-il permettre de relier l’homme à la nature ?
L’enjeu, selon l’économiste et écrivain Felwine Sarr – un philosophe qui a notamment écrit Afrotopia – est d’habiter le monde. Il s’agit de refaire communauté, en rapprochant les humains du vivant dans son ensemble, et même du non-vivant. Tout cela tendra à aller vers un monde plus vivifiant, plus fécond, plus ouvert. C’est le “sym-pathos”, la capacité à re-porter attention à la souffrance et aux joies de ceux qui nous entourent.
Je défend un projet où on accueille toutes les façons de penser et de regarder le monde
Il ne s’agit donc pas de vouloir sauver la planète “parce qu’elle va mal”, ou “parce qu’elle est belle”. (…) Je me positionne clairement là-dessus. Il faut comprendre qu’il n’y a rien dans la vie que l’on puisse prendre sans déséquilibrer d’un autre côté, et donc que tout est lié. Et, au coeur de tout, c’est l’amour. Mais c’est dommage que ce discours soit devenu niais, bisounours. Alors que c’est la base.

Au sein d’une ville comme Clermont, comment ce travail de “refaire communauté” peut-il prendre forme ?
Il faut traiter la dichotomie entre le centre-ville (sensible à la “fin du monde”), et la périphérie (sensible à la “fin du mois”). Il y a une synthèse à opérer. Prenons conscience qu’on fait tous partie du cosmos, qu’on est tous en interdépendance.
Comment faire ? En travaillant sur les fonds disponibles autour de la politique de la ville : organiser des temps de débat, lancer des média, susciter des rencontres … et des actions communes. (…) Les tiers-lieux peuvent être des espaces de proximité pour ce genre de débats.
L’enjeu est de refaire communauté, en rapprochant les humains du vivant dans son ensemble, et même du non-vivant
On ne prend pas assez en compte la façon de vivre des gens à la périphérie. Par exemple, pour l’alimentation, il ne faut pas exporter ce qu’on estime être le bien-manger. Pourquoi ne pas partir des façons de vivre depuis la périphérie et les interroger dans les lieux centraux ? Surtout, sans faire de l’ethnologie, sans nous placer depuis notre “hauteur”. Et en prenant au sérieux ces modes de vie, en dépassant des a priori que l’on a tous. Il y a une vraie sagesse dans ces quartiers.
As-tu des exemples inspirants en tête ?
Je pense notamment à l’expérience “Meet My Mama” : elle est destinée à des femmes réfugiées, ou de toutes classes sociales défavorisées, qui rêvent de cuisiner. Et c’est extraordinaire d’utiliser la cuisine pour faire se rencontrer les mondes : on travaille sur l’alimentation plaisir, il y a le côté formation (via l’association), économique (via l’activité traiteur), et bien sûr une vraie sensibilisation aux achats, aux produits, aux réseaux locaux …

Autre exemple : un projet de végétalisation avec les street artists qui s’est organisé avec la mairie de Grenoble. Là aussi, il y a un objectif de faire se croiser les mondes, d’hybrider, dans le cadre des enjeux de résilience.
Justement, comment analyses-tu cette question de résilience ?
Je connais le sujet parce que je baigne dans ce milieu. C’est comme l’expression “tiers-lieu” : je dirais même que c’est dangereux de penser que ces mots vont de soi ! D’ailleurs, beaucoup de gens s’en emparent comme ils veulent, notamment les acteurs de l’éducation populaire.
Il y a plusieurs discours sur la résilience. Par exemple, Closing Worlds est très critique sur ce concept : selon lui, il donne l’impression qu’on peut réparer, alors qu’il faut plutôt arbitrer et renoncer. Mais le discours de résilience porté par Cisca est plus facile à entendre. C’était l’objet de notre Causerie [du mardi 23 juin].
Plus largement, quel est ton point de vue sur les clivages écologie/société/économie que l’on constate actuellement ?
J’ai aimé creuser [en Causerie] la dimension d’une écologie qui ne sépare pas environnement et société, d’une nature dont l’homme ne devrait pas partir. L’homme fait partie de la nature ! Au centre, à la périphérie … ce sont différentes façons de le voir. Mais il y est ! Et une ville comme Clermont, de par son échelle, pourrait être précurseur de cette écologie sociale.
L’homme fait partie de la nature ! Au centre, à la périphérie … ce sont différentes façons de le voir.
Concrètement, il y a beaucoup de travail à faire sur l’imaginaire collectif. L’approche trop “environnementaliste” ne concerne pas beaucoup de monde à la périphérie de la ville, alors que l’écologie sociale est beaucoup plus inclusive. Ce ne doit pas être un “truc de bobo”. On doit travailler à ce que tout le monde se sente concerné.

Tu as organisé beaucoup de “Causeries” pour analyser les crises récentes, comme celles des Gilets Jaunes ou du Covid-19. Quels enseignements en retires-tu ?
Yves Caseau, qui est intervenu mardi [7 juillet], parlait des “méta-narratifs”, ces thématiques qui parviennent à soutenir une société. Pour la société française, par exemple, ce sera la République. Çà a marché un moment … mais c’est mis à mal, parce qu’on a créé des sociétés où on se mélange de plus en plus et où les paradigmes s’affrontent.
En réaction, on a tendance à vouloir se crisper sur ce qui s’effrite … mais ne serait-ce pas plus intéressant d’assumer la pluralité des méta-narratifs, de ne pas en privilégier tel ou tel, et de trouver un commun suffisamment universel pour faire projet politique ?

Ça peut être intéressant. Je pense notamment au proverbe africain : “tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront à glorifier le chasseur” …
Le discours écologique peut-il être un nouveau méta-narratif ?
C’est la question que j’ai posée hier en Causerie [le 8 juillet]. Ce “projet social” écologique ne s’impose-t-il pas à nous, de par l’anthropocène ? Vu de manière plus positive : est-ce que la chose qui peut nous réunir tous serait la cause écologique ? Mais chacun viendra sur cette question avec son propre imaginaire. Et cet imaginaire va modeler nos actions. On aura autant de visions de l’écologie qu’il y aura d’individus.
L’approche trop “environnementaliste” ne concerne pas beaucoup de monde à la périphérie de la ville, alors que l’écologie sociale est beaucoup plus inclusive.
Alain Bidet l’a souligné dans la causerie de mardi [8 juillet]: il y a par exemple les gilets Jaunes, et il y a la Marche du climat. Le dénominateur commun a été trouvé, c’est la “convergence des luttes”. Mais quand on propose à la Marche pour le climat de se “raccorder” sur une injustice sociale, le clivage s’opère.

Pourquoi ? En fait, si une vision de l’écologie “environnementaliste” se confronte à une écologie “politique”, ou si on oppose les “éco-gestes” à l’approche systémique, même si on partage les mêmes constats, les gens restent sur leurs positions.
Une Causerie a également abordé la question communautaire que tu évoquais plus haut …
On a effectivement parlé des “non-humains” avec Eric Dacheux [le 17 juin]. C’est la question soulevée par cette constatation: les hommes délibèrent, mais pas les animaux. Or, les animaux ne sont pas responsables de l’anthropocène.
Mettre les humains à égalité avec les non-humains dans le projet écologique est donc un vrai débat, qui ouvre sur les questions du spécisme, du rapport nature / société … Ce n’est bien sûr pas faisable pratiquement, une rivière ne peut pas délibérer ! Mais cela aide à voir les choses autrement, à changer de paradigme.
Le Grin, c’est aussi une initiative média. Tu produis d’ailleurs beaucoup de podcasts. Peux-tu nous en dire plus sur ton projet dans cette direction ?
Dans les podcast “Epidémie”, on interroge la crise. Le média doit être structuré, la communauté aussi – et les outils – numériques notamment – permettent de le faire. D’ailleurs, toutes nos intuitions de départ ont été confortées [suite à la pandémie]. Le confinement nous a confirmé la nécessité de notre action en ce sens.
Toutes nos intuitions de départ ont été confirmées par la crise pandémique.
Le projet média du Grin est accompagné par l’incubateur “la Compagnie Rotative”. Il se présentera sous la forme de thématiques bimestrielles dès la rentrée 2020, la première s’intitulant “bosser, bosser” qui interrogera le travail. Ces cycles thématiques mettront en lumière les “pensées émergentes” du territoire, revendiquées comme des discours très variés : artistique, académique, témoignage de vie, recherche …

Ce sera donc un média dans sa forme, mais aussi dans son organisation …
On mettra en effet autour de la table un comité de rédaction composé d’un panel de personnes de ces univers, qui veulent construire avec nous. Puis on verra comment on peut décliner la thématique : en événements, en Causeries, en podcasts … pourquoi pas en temps en entreprise. Ou en curation de contenu, avec ce qu’apportent les gens dans le “troisième thé”. C’est en ça qu’on sera un média !
Je souhaite que l’on puisse “embarquer” autour de ces thématiques. Par exemple le Tremplin, qui nous fera une playlist autour de “bosser, bosser” avec des artistes locaux. On pourra aussi faire une résidence d’artistes, avec des plasticiens, une scénographie … Ainsi, ce discours que l’on porte d’une pensée plurielle, on le retrouvera dès la construction de la thématique. Le média sera la déclinaison de tous ces apports.
Pour aller plus loin : Voir et écouter les podcasts « Epidémie » produits par Matthieu pour le Grin, qui interrogent la crise et ses enseignements |
Tikographie est un média engagé localement, gratuit et non sponsorisé. Il est porté par l’association loi 1901 Par Ici la Résilience. S’il vous est possible de nous aider financièrement par un don ponctuel ou régulier, merci beaucoup ! Voici un formulaire à remplir pour un don défiscalisable (don à l’association J’aime l’Info qui reverse à Par Ici la Résilience, ce qui nous permet de vous proposer la défiscalisation) :
Ce module permet de réaliser des dons sans contrepartie. Un autre mode de soutien est possible : l’adhésion à Par Ici la Résilience en cliquant sur ce lien – à partir de 10 euros – qui n’est pas défiscalisable mais donne accès à la gouvernance de l’association via son Assemblée Générale.
Propos recueillis le 9 juillet 2020, mis en forme pour plus de clarté puis relus et corrigés par Matthieu. Crédit photo de Une : Matthieu Poinot