Nous jetons 150 kg de nourriture par an et par habitant. Une solution : mettre en place une plateforme logistique locale, professionnelle et efficace, pour relier les différents acteurs concernés.
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J’ai connu Vincent récemment, via un ami commun, et dans le cadre d’une enquête de Clermont Métropole sur la question de la résilience territoriale.
La question des invendus et déchets alimentaires est à la fois cachée (sans doute parce qu’on en a tous honte) et évidente, tellement on aperçoit ces poubelles dégorgeant de produits consommables et comestibles.
Vincent est un des rares acteurs à s’intéresser au sujet. J’ai vite compris qu’il avait un beau projet en tête pour y remédier, mais qu’un petit coup de pouce en termes de visibilité ne pourrait que faire du bien.
D’autant plus que le sujet de la résilience alimentaire est d’actualité, et que la prise en compte des déchets permettrait sans doute de résoudre la quadrature du cercle.

Vincent est co-fondateur de la société Framheim, basée à Paris. Il s’est néanmoins installé pour des raisons personnelles à Royat depuis quelques années, et s’intéresse donc à la question des déchets alimentaires sur Clermont.
Son activité consiste à la fois à établir des diagnostics sur la nourriture jetée par les acteurs professionnels (restaurants, supermarchés, fast-food …) et à formuler des recommandations.
Il se heurte néanmoins à un problème de masse critique : difficile pour un restaurateur d’agir seul sur le sujet. C’est pourquoi il a imaginé un projet de plateforme logistique locale dédiée à l’optimisation et à la redistribution des invendus alimentaires.
C’est d’abord un mot norvégien, à savoir la « base de vie » d’Amundsen – premier vainqueur du Pôle Sud – en Antarctique.
C’est aussi le nom d’une entreprise parisienne mais rayonnant sur Clermont et qui accompagne les restaurateurs et autres acteurs de l’alimentation (notamment la distribution) dans la réduction des déchets alimentaires et des invendus.
Elle a aussi une activité financée par le FEAD – Fonds Européen d’Aide aux plus Démunis – consistant à contrôler la bonne utilisation de l’aide alimentaire par les associations caritatives.
- De par ton travail chez Framheim, tu as une expérience “terrain” du gaspillage alimentaire. Comment interviens-tu auprès des acteurs concernés ?
- Quels sont les problématiques liées au gaspillage alimentaire dans les restaurants ?
- Comment peut-on provoquer un changement de mentalités ?
- Et dans les grandes surfaces ?
- Que représentent les déchets alimentaires en France, aujourd’hui ?
- Ce sujet te touche parce que tu considères qu’il pourrait grandement aider au problème de l’alimentation en général …
- Comment peut-on agir pour régler ce problème des déchets alimentaires ?
- Tu as donc imaginé un modèle de plateforme logistique de proximité dédiée à cet enjeu. Quelle forme pourrait-elle prendre ?
- Comment mets-tu l’enjeu logistique au cœur de ton projet ?
- Au-delà de la logistique, tu insistes sur le professionnalisme de l’organisation et sur son volet “business” …
- L’idéal serait donc un monde sans déchet alimentaire ?
- Ton projet est aujourd’hui “sur papier”, mais n’a pas démarré. Que te manque-t-il pour avancer ?
- Il y a sur Clermont le Projet Alimentaire Territorial qui travaille sur la résilience alimentaire via une ceinture maraîchère. Comment ton approche en est-elle complémentaire ?
- Tu parles donc d’un changement dans nos habitudes de consommation, privilégiant les produits locaux et de saison …
- Et tu es persuadé que “la pente est forte, mais la route est droite” ?

De par ton travail chez Framheim, tu as une expérience “terrain” du gaspillage alimentaire. Comment interviens-tu auprès des acteurs concernés ?
Framheim réalise des diagnostics de gaspillage, principalement alimentaire. De façon triviale, cela consiste à aller voir dans les poubelles des restaurants – nos principaux “clients” – ce qui y termine sa course, et remonter la chaîne de production des déchets pour traiter le problème . Cela peut inclure les quantités trop généreuses ou la qualité des produits qui ne convient pas aux clients.
Nous sommes également en charge de contrôles de la bonne utilisation de l’aide alimentaires financée par les fonds européens pour des associations caritatives comme la Banque Alimentaire, les Restos du Cœur, le Secours Populaire. Le sujet du gaspillage alimentaire y est également très présent.

Quels sont les problématiques liées au gaspillage alimentaire dans les restaurants ?
Les règles d’hygiène et de sécurité alimentaire sont une cause importante de gaspillage. Si c’est heureux pour la santé publique, c’est malheureux pour la planète car on sait très bien que la recherche du risque zéro implique de jeter des produits qui sont consommables pour 99% de la population.
Les règles d’hygiène et de sécurité alimentaire sont une cause importante de gaspillage. Si c’est heureux pour la santé publique, c’est malheureux pour la planète.
En revanche, il y a parfois d’autres raisons plus « marketing » qui créent naturellement du gaspillage et que je considère comme aberrantes : que des buffets « à volonté » soient approvisionnés jusqu’à la dernière minute du service pour que les clients en aient pour leur argent en est une. La logique des fast-food qui préparent les produits avant même que les clients ne les commandent et les jettent s’ils ne sont pas commandés en est une autre.
Et d’une façon générale, il y a la perception de la valeur économique des aliments. Avec une baguette qu’un restaurateur paye 20 ou 30 centimes, c’est hélas plus rentable – et plus simple – de jeter des surplus que de travailler à mieux gérer la distribution du pain en amont.
Comment peut-on provoquer un changement de mentalités ?
Pour faire bouger les choses, il faut faire « réaliser » [aux restaurateurs] toute la chaîne de valeur, de la production à la collecte des déchets.
Aujourd’hui, c’est hélas plus rentable – et plus simple – de jeter des surplus que de travailler à mieux gérer en amont.
Si on reprend l’exemple de la baguette de pain, il faut savoir que jeter une baguette, c’est aussi jeter l’équivalent d’une baignoire d’eau (celle qu’il a fallu pour faire pousser le blé et transformer le produit). Quant à la collecte des déchets, elle est de plus en plus coûteuse, et cette tendance n’est pas prêt de faiblir.
Au global, quand on reprend toute la chaîne de valeur, on se rend compte qu’un produit jeté coûte en réalité 7 à 8 fois son prix d’achat, quand on y intègre la main d’œuvre nécessaire à son service, et qu’on lui impute la quote-part de tous les coûts administratifs et autres du restaurant. On est hélas à un niveau zéro de prise de conscience, et dans un système où l’on pense qu’il vaut mieux jeter que faire un effort de prévision et d’adaptation.

Et dans les grandes surfaces ?
J’ai fait une mission récemment dans deux supermarchés, afin d’analyser le contenu de leurs biodéchets pour voir si on pouvait les intégrer à un process de méthanisation, ou en faire autre chose… J’ai passé quatre jours dans leurs poubelles.
C’était le déclic : peser et évaluer du saumon et du magret de canard dans nos diagnostics déchets, et les voir jetés après, ce n’est plus possible … je ne veux plus contempler ce gâchis.
Un produit jeté coûte en réalité 7 à 8 fois son prix d’achat
Mon constat est donc le suivant : alors que la France est censée être leader mondial dans la lutte contre le gaspillage alimentaire grâce à la loi Garot, malgré les partenariats avec les associations pour récupérer les invendus des supermarchés, malgré les éleveurs qui peuvent récupérer des invendus et les transformer en nourriture animale … ce qu’on jette reste hallucinant !

Que représentent les déchets alimentaires en France, aujourd’hui ?
Le gaspillage alimentaire, c’est environ 10 millions de tonnes de nourriture par an, soit 150 kg par habitant et par an de nourriture consommable qui finit à la poubelle. Je précise qu’on définit le gaspillage alimentaire par ce qui aurait pu être consommé par un humain et qui ne l’est pas.
Le gaspillage alimentaire, c’est environ 150 kg par habitant et par an
Donc même lorsque vous soulagez votre conscience en alimentant votre compost ou en donnant à vos poules les restes d’un repas, vous êtes acteur du gaspillage alimentaire. Et j’ajoute qu’un tiers de cette nourriture consommable est jetée toute emballée !
Ce sujet te touche parce que tu considères qu’il pourrait grandement aider au problème de l’alimentation en général …
Théoriquement, il y a suffisamment de ressources sur Terre pour nourrir tout le monde. Le volume du gaspillage alimentaire est tellement important qu’il compenserait les besoins de la population qui ne mange pas à sa faim. 815 millions de personnes souffrent de malnutrition, mais on jette 1,3 milliards de tonnes de nourriture dans le monde chaque année. Arithmétiquement, ça fait 1,6 tonne qu’on pourrait donner à chaque personne affamée, par an ! Largement de quoi les combler…

Quand je vois les quantités de nourriture jetées lors de mes diagnostics déchets, des dizaines de kilos de pain, de fromage, de salade, voire de viande, il me paraît évident que l’urgence est ailleurs que dans les velléités de « cuisine anti-gaspi » (une mode qui, soit dit en passant, ne prend pas). L’intention et le symbole sont louables, mais moi, je comprends que tout le monde n’ait pas la motivation de transformer les fanes de radis en gratin ou en pesto.
J’ai honte de ce que je vois dans les poubelles des supermarchés ou des restaurants.
En revanche, j’ai honte de ce que je vois dans les poubelles des supermarchés ou des restaurants. Et mettre fin à cela ne demande pas de talents de cuisiniers : juste de nouvelles habitudes et une meilleure organisation.
Comment peut-on agir pour régler ce problème des déchets alimentaires ?
Il y a toujours une raison (bonne ou mauvaise) pour qu’un produit finisse à la poubelle : règles d’hygiène, de marketing, complexité de redistribution… Pourtant, ce que l’association ou l’agriculteur ne va pas prendre, il y a évidemment toujours quelqu’un à qui le proposer.
Ce qui m’intéresse est de créer le modèle de cette convergence des invendus et des excédents, et d’en faire une “usine” type.
Mais si la logistique n’est pas au rendez-vous, si la personne qui doit le récupérer a du retard ou ne vient pas, les produits s’abîment et tu finis par tout jeter. En améliorant la logistique, on pourrait faire quelque chose de plus intelligent que du compost, par exemple.
C’est donc une question de logistique et d’organisation ! Et ce projet ne peut être que local, car la solution est locale.

Tu as donc imaginé un modèle de plateforme logistique de proximité dédiée à cet enjeu. Quelle forme pourrait-elle prendre ?
Ce qui m’intéresse est de créer le modèle de cette convergence des invendus et des excédents, et d’en faire une “usine” type. Puis, pourquoi pas, de le franchiser, afin que cette solution, une fois son équilibre économique trouvé, puisse se multiplier partout.
On peut ainsi identifier trois étapes dans ce système :
- à l’entrée : restaurants, cantines, traiteurs, producteurs, distributeurs, qui produisent du “déchet” alimentaire;
- au milieu : du stockage, de la congélation, de la transformation … et du transport (local), et donc aussi beaucoup organisation;
- à la sortie : de la revente sous d’autres formes via différents canaux de distribution et de restauration, et bien sûr toujours aussi un aspect social, avec par exemple la distribution de repas invendus pour les associations d’aide à la personne…
Comment mets-tu l’enjeu logistique au cœur de ton projet ?
Le projet dont je parle, c’est une petite fourmilière, avec des camions électriques qui font des tournées quotidiennes des supermarchés, avec des horaires adaptés par rapport au remplissage des rayons (…) et une mutualisation dans les rues et les quartiers.
Il y a aussi du solidaire à mettre en place, avec des personnes éloignées de l’emploi, pour conduire les camionnettes, pour ouvrir les emballages, pour traiter les produits (éplucher, compoter …). (…) Par exemple, quand les magasins disent que ça coûte trop cher d’employer une personne pour retirer une pomme pourrie d’un sachet, et qu’ils préfèrent jeter le sachet entier, pourquoi ne pas créer des « stagiaires développement durable » pour mettre en avant les invendus, nettoyer les lots des produits abimés ?

Et il y aura un aspect commercial, car la solution devra bénéficier à tous avec une vraie pertinence économique. Je ne veux pas que ça dépende d’une subvention ! Pour autant, on peut sans doute obtenir des aides liées à la réinsertion de certains publics.
Au-delà de la logistique, tu insistes sur le professionnalisme de l’organisation et sur son volet “business” …
Je n’ai vu que deux supermarchés sur ma dernière étude. Ils m’ont parlé de manque de rigueur dans les rapports avec les associations [caritatives], parce qu’elles ne viennent pas les jours convenus, que la nourriture s’empile, que ça commence à pourrir … Conséquence : l’un des deux supermarchés a arrêté son partenariat avec ces associations. Et en parallèle, je vois quotidiennement le travail monstrueux qu’accomplissent les bénévoles de ces associations. Si je suis admiratif du dévouement de certains, je comprends aussi le sentiment d’impuissance ou d’écœurement des autres.
Je suis [pourtant] convaincu que les acteurs de ce secteur seraient prêts à participer s’ils y trouvaient un véritable intérêt économique. Aujourd’hui, c’est très difficile de dire à un restaurateur combien d’économies il peut faire s’il devient vertueux, tant qu’on n’a pas analysé ses déchets actuels. Mais les acteurs économiques ont besoin de ces données avant de s’engager.
Peut-être que si tout le monde paye un peu pour un service, on aura quelque chose de plus qualitatif qu’avec le bénévolat et le don. Sans dévaloriser le travail des associations ! Mais il faut sans doute professionnaliser un peu le système car à l’évidence, dans l’état actuel, ça ne fonctionne pas.

L’idéal serait donc un monde sans déchet alimentaire ?
Moi, je veux tout faire pour qu’il n’y ait pas de déchets ! (…) Malheureusement, on a un problème de répartition et [d’organisation] qui n’est pas simple à traiter, mais qui me conforte dans l’idée que le gaspillage alimentaire est une question logistique.
Moi, je veux tout faire pour qu’il n’y ait pas de déchets !
Gérer en amont et en aval la répartition de l’offre alimentaire me paraît chaque jour plus important que trouver des recettes pour faire manger des racines et des épluchures aux clients des restaurants.
Ton projet est aujourd’hui “sur papier”, mais n’a pas démarré. Que te manque-t-il pour avancer ?
Aujourd’hui, il me manque du temps et des contacts. Il y a des choses à faire, notamment pour optimiser les ressources et les “outils” existants ! Exemple : je veux faire des confitures avec des invendus du supermarché. J’ai [donc] besoin d’une cuisine, de matériel. Pourquoi acheter une cuisine quand celles des écoles de la ville sont inutilisées pendant 70% du temps …
Et du côté des stocks, il faut pouvoir tout accueillir. Sans doute que des entrepôts frigorifiques peuvent rentrer dans le jeu … quand on a des produits, mais que tu n’en as pas assez pour en faire quelque chose, tu peux ainsi congeler et attendre d’avoir la masse critique pour transformer.
Il y a sur Clermont le Projet Alimentaire Territorial qui travaille sur la résilience alimentaire via une ceinture maraîchère. Comment ton approche en est-elle complémentaire ?
La ceinture maraîchère est une excellente idée – comment être auto-suffisant sinon ? Mais il faut que la production ait du sens, avec un usage raisonné de la chimie dans les champs et une gestion respectueuse des produits et de l’environnement lors de la distribution. On ne va pas recommencer à écarter les fruits et légumes moches, les hors calibres, etc.
Mon projet pourrait tout à fait répondre à l’enjeu de la résilience alimentaire. Si on diminue les pertes, on est davantage autonome avec les productions locales. Je ne suis pas un extrémiste, je ne veux pas arrêter toutes les importations. La France, entre le Nord et le Sud, permet de varier les productions agricoles. Je pense qu’on peut être auto-suffisants.
Si on s’y met tous, notamment avec le soutien communicationnel de la Métropole, on peut faire bouger les choses. D’autant plus que notre région a un caractère agricole fort.

Tu parles donc d’un changement dans nos habitudes de consommation, privilégiant les produits locaux et de saison …
Pour optimiser les stocks, on peut aussi sensibiliser les clients à consommer des produits un peu différents en changeant les mentalités. (…) S’ils veulent des fraises en hiver, ça ne marchera pas. Mais s’ils sont ok pour la compote de fraises en hiver parce qu’on avait trop de fraises au printemps et qu’on en a fait de la compote, ça a du sens !
On peut aussi sensibiliser les clients à consommer des produits un peu différents en changeant les mentalités.
Et on peut vendre cette compote locale, plutôt que la marque nationale. On reviendra aussi vers une alimentation moins transformée, faite “à la main” … et on évitera les pièges du marketing qui valorise uniquement les produits propres, beaux, et souvent transformés.
Pendant la pandémie, on a pu enfermer les gens chez eux pendant deux mois, et ça s’est bien passé pour une grande majorité. Ils sont capables de changer leurs habitudes quand ils comprennent l’intérêt ou l’enjeu ! Donc, au final, il ne faut pas que l’envie de manger tous ces produits ultra transformés soit la cause de nos problèmes.
Et tu es persuadé que “la pente est forte, mais la route est droite” ?
Je me souviens de la difficulté à manger mon premier œuf “maison” : celui qui sortait du c** de mes propres poules, avec des plumes et des excréments, non contrôlé … j’ai mis du temps ! Moi, l’ancien Parisien qui s’installait en Auvergne, et qui n’avait mangé pendant 40 ans que des produits venant du supermarché … Quand je vois le chemin que j’ai fait, je comprends que la tâche est grande, mais on y arrivera, parce qu’on n’a plus le choix.
Pour aller plus loin : Voir les détails de la loi EGALim sur l’Alimentation et l’Agriculture, votée en 2018 |
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Propos recueillis le 18 juin 2020, mis en forme pour plus de clarté puis relus et corrigés par Vincent. Crédit photo de Une : Vincent Dantonel