Historien de la prospective, Mathieu Baudin estime que ceux qui se projettent dans un futur souhaitable sont en train de définir une « nouvelle norme » d’action et de pensée.
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Parmi mes premières « formations » sur les thématiques environnementales et sociales, j’ai pu participer à la Lab Session 23 de l’Institut des Futurs Souhaitables (commencée en novembre 2019). Il s’agit d’une quinzaine de jours d’échanges, d’ateliers et de conférences sur les enjeux contemporains, effectués en promo de 28 et avec des intervenants de grande qualité.
Mathieu est président de l’Institut des Futurs Souhaitables. Il est intervenu à plusieurs moments, notamment en introduction sur la question de la prospective, et bien sûr en « fil rouge » durant la formation.
Ayant notamment travaillé sur les questions de prospective territoriale, il a pu répondre à mes questions pour éclairer la question générale des « futurs souhaitables » et de la vraie communauté de « conspirateurs positifs » qui émerge de plus en plus autour de ces enjeux.

Historien, Mathieu se présente comme « intéressé par les histoires que l’humain se raconte depuis la nuit des temps« .
Sa question principale : qu’est-ce qui permet de passer de l’histoire à la réalité ? Après avoir découvert la prospective, qui se base sur la force de l’histoire pour engendrer l’action, son principe d’action est devenu le suivant : « il est plus facile de changer l’histoire qui va arriver que l’histoire qui est arrivée. »
Il agit par l’Institut des Futurs Souhaitables dont il est co-fondateur et directeur, par de nombreuses interventions et formations (dont plusieurs TEDx) et dans la publication d’ouvrages, dont le dernier est sorti le 12 juin : Dites à l’avenir que nous arrivons (éditions Alesio)

L’Institut des Futurs Souhaitables est, selon son directeur (et co-fondateur) Mathieu Baudin, « une confrérie plurimillénaire de conspirateurs et conspiratrices positives« . C’est un institut de formation basé à Paris 11, qui revendique un « optimisme offensif » et une nouvelle approche pédagogique. Il propose ainsi des « Lab Session » de 6 mois (quatre sessions d’environ 30 personnes par an) qui sont les modules de formation principaux, mais aussi d’autres formations plus courtes, des ateliers et des conférences.
A quel public l’IFS s’adresse-t-il ? Toujours selon Mathieu Baudin : « A chaque époque, il y a eu des gens en avance de phase qui tentaient d’expérimenter l’époque d’après. On les a reçus de manière différente, parfois très dure – voir Giordano Bruno, qui était un des premiers à postuler que la Terre n’était pas au centre de l’univers. On a la pensée de ce qui allait arriver après, on a cette intuition, cette vision “de côté”, et cette volonté de contribuer au monde d’après.«
- Tu es historien, passionné de prospective … peux-tu nous définir cette approche ?
- Tu cites deux Français : comment la prospective est-elle apparue dans notre pays ?
- Quels sont les points-clé de la pensée prospective ?
- Tu évoques également la complexité des scénarios possibles …
- La crise sanitaire du Covid-19 a-t-elle marqué la “bascule” d’un monde vers un autre ?
- Mais ce n’est pas si facile de faire la transition …
- Tu dis désormais que “la folie a changé de camp” : y a-t-il suffisamment de forces réformatrices dans le monde pour provoquer le changement ?
- La résistance au changement est pourtant un trait de la nature humaine …
- Quelle pourrait être la place de l’humain dans le monde de demain ?
- Et que gardes-tu de la modernité ?
- Revenons à l’action. Tu parlais du point délicat, celui du “passage à l’échelle”. Comment peut-on le provoquer ?
- Tu pousses donc à lancer des initiatives, quoi qu’il advienne ?
- Pourquoi penses-tu que cette “germination créative” est plus efficace sur les territoires ?
- Et comment peut se réaliser la prospective au niveau territorial ?
- Tu restes cependant méfiant d’un trop grand morcellement des acteurs …
- Quelle est ton expérience personnelle de la prospective territoriale ?

Tu es historien, passionné de prospective … peux-tu nous définir cette approche ?
En citant deux de ses “pères fondateurs”, Français : Maurice Blondel tout d’abord, qui disait “l’avenir ne se prévoit pas, il se prépare”. Complété par la philosophie de l’action de Gaston Berger : “voir loin, voir large, voir profond, penser à l’homme, prendre des risques”.
L’avenir ne se prévoit pas, il se prépare
Maurice Blondel
La prospective, c’est l’art d’imaginer les futurs (…) pour éclairer les décisionnaires à l’aune des conséquences de leurs décisions. C’est l’anticipation avant, et surtout pour, l’action.
Tu cites deux Français : comment la prospective est-elle apparue dans notre pays ?
Elle naît dans les années 1950, un temps de résilience, de reconstruction, de réinvention des modèles. EDF, naissant, se posait alors la question de l’indépendance énergétique et de la conséquence de leurs choix stratégiques. Plusieurs scénarios projetaient ce qui pourrait advenir dans le futur, en fonction des décisions prises dans le présent d’alors.
Cela montre qu’on n’a pas toujours été en retard, ni sujet au court-termisme ! A ce moment, au cœur de l’Etat, il était important de prendre le temps pour poser des actes forts et construire l’avenir.

Quels sont les points-clé de la pensée prospective ?
Tout d’abord, rassembler sans se ressembler : avoir des regards différents sur les problématiques permet de trouver des trésors. (…) Ce “pas de côté”, c’est pour éviter de proroger la normalité que l’on pense ad vitam. On grandit tous dans un système, mais il est très difficile d’imaginer un système différent demain.
Voir loin, voir large, voir profond, penser à l’homme, prendre des risques
Gaston Berger
Il y aura aussi des choses qui vont apparaître : le futur est affaire de volonté. On ne le subit pas, on n’en hérite pas, on le fabrique. Si l’histoire est un prétexte à éclairer le présent, le futur est un prétexte à introspecter le présent.
Egalement : pour comprendre le temps, il faut prendre le temps. Le sujet est le temps long, donc la prospective s’inscrit dans ce temps-là. On ne la fait pas en un week-end ! Les LabSessions de l’IFS durent 6 mois car ce sont des chemins initiatiques.

Tu évoques également la complexité des scénarios possibles …
La complexité est intrinsèque à la prospective. Le premier exercice de la prospective est d’être lucide sur le monde d’aujourd’hui, c’est la base de départ. On fait une lecture du temps présent, puis on projette des variables et on construit des scénarios … que l’on choisit par la suite.
Tous ces scénarios sont possibles ! Certains sont faciles, d’autres liés à des facteurs imprévisibles (…) Le scénario du “Futur souhaitable” part de la destination et non pas l’existant. On va, par exemple, en 2040, on voit ce que l’on souhaite, et on fait du backcasting : on recule dans le temps, et on envisage tous les leviers à abaisser pour aboutir au futur souhaité … C’est beaucoup plus impliquant car on parle de ce que l’on désire, pas de ce que l’on subit.
Le futur est un prétexte à introspecter le présent.
Et ça prend plus de temps, on est plus dans du proactif que du réactif. C’est la grande puissance de raconter l’histoire de l’horizon pour y aller. Saint-Exupéry disait : “si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur des hommes le désir de la mer”
La crise sanitaire du Covid-19 a-t-elle marqué la “bascule” d’un monde vers un autre ?
On est encore dans le monde d’avant. Mais on a tous touché une expérience, celle du confinement – avec sa question centrale, celle du temps (…) et ça nous a à mon avis tous permis de faire l’inventaire de l’essentiel. Soit à travers ce qui nous a manqué, soit à travers ce à quoi l’on aspirait : la famille, les amis, la nature. Les services publics, par exemple, ou encore la sécurité alimentaire …
Le premier exercice de la prospective est d’être lucide sur le monde d’aujourd’hui.
Avoir touché l’essentiel est le cadeau de ce confinement, subi ou pris comme une expérience incroyable. Capitalisons sur cet essentiel pour en faire un projet politique !
Mais ce n’est pas si facile de faire la transition …
Il y aura [en même temps] des forces rétrogrades qui voudront recommencer comme en 40 – et pas comme en 2040 ! On a donc toujours la base de l’économie thermo-industrielle, qui est fondamentalement nuisible.
Et, en face, le “monde d’après”, des alternatives de moins en moins hérétiques mais toujours confrontées à la “mise à l’échelle” (…) On est toujours suspect d’avoir une petite idée par rapport à une grande problématique. Pourtant, les histoires qu’on se raconte sont celles de grandes trajectoires.
Tu dis désormais que “la folie a changé de camp” : y a-t-il suffisamment de forces réformatrices dans le monde pour provoquer le changement ?
On relaie beaucoup plus ces initiatives qu’il y a 20 ans, dans les médias ou parmi les décideurs. Avec l’IFS, nous sommes reçus dans des cénacles qui font preuve d’un vrai intérêt pour nos initiatives, auprès de certains hommes politiques ou grands patrons. Je vois beaucoup de lieux où ça bouge dans la tête, mais aussi dans l’action.

Cependant, la plupart de ces acteurs du monde d’avant n’ont pas réellement transmuté. Force est de constater que la sensibilisation ne suffit pas : il faut rappeler à ces décideurs que l’anormal, c’est désormais eux. Le choix est binaire, et ils vont devoir se positionner : contribuer à alimenter le monde d’avant – mortifère – ou préparer un monde d’après dans une logique de vie.
Il faut marteler : nous allons dire aux patrons qu’il ne faut pas s’engager dans le monde d’après par militantisme mais par survie. Il faut qu’ils comprennent qu’ils font partie du problème ! On n’est pas des doux rêveurs, on veut juste continuer l’humanité sur la seule Terre qu’on a. (…) Il faut être plus offensifs.
La résistance au changement est pourtant un trait de la nature humaine …
Selon le paléo-anthropologue Pascal Picq, la difficulté de l’humain, profondément primate, est de lâcher la branche qu’il tient sans avoir en main la branche suivante … or, la branche suivante, on est en train de la construire !
Le changement est contre-intuitif, et c’est bien ce qui fait peur. On sait ce qu’on quitte, on ne sait pas ce vers quoi demain nous appelle, mais on a des convergences : le rapport Humanité-Nature devra se requestionner, ce qui fait richesse reconsidérée, et notre relation au temps repensée.
Demain, ces choses seront devenues évidentes, comme aujourd’hui c’est évident que l’esclavage n’était pas le modèle qu’on a envie de suivre. Or, il avait structuré l’Europe et la France au XVIIIème siècle. Quand Victor Schoelcher disait qu’il fallait abolir l’esclavage, et qu’on lui répondait que, dans ce cas l’économie tomberait … et lui de dire : “il faut donc changer l’économie”. On arrive à ce moment-là.

Quelle pourrait être la place de l’humain dans le monde de demain ?
Je pense quand même qu’on est lié par un destin commun, notamment dans la relation Humanité-Nature qui nous avait émancipés à la Renaissance mais qui est désormais mortifère. Il y a un combat préalable à tout cela : le changement de regard. La Renaissance nous avait fait sortir du dogme de la divinité : on avait une croyance qui structurait l’économie, la société, la hiérarchie … la Renaissance, c’est un bouleversement fondamental !
Je pense qu’on est lié par un destin commun, notamment dans la relation homme-nature qui nous avait émancipé à la Renaissance mais qui est désormais mortifère.
Mais l’homme est resté au centre de la Terre. Est-ce bon aujourd’hui ? En se décorrélant de l’environnement, on se rend compte qu’il revient sur nous. Il faut donc “remettre l’homme à sa place”, en mettant le vivant au cœur de la biosphère. Et le vivant inclut l’homme ! C’est pour cela que les peuples premiers reviennent à la mode car ils ont toujours pensé comme ça, sans cette “césure” de 5 siècles que nous avons connue.
Et que gardes-tu de la modernité ?
L’égalité du genre humain, un acquis incroyable par rapport à l’ordre naturel où le faible est automatiquement dégagé. Au-delà : la culture, le partage des connaissances, qui était auparavant empirique et fractionné … Le rhizome digital qu’on est en train de créer est en ce sens le rêve abouti de Diderot et d’Alembert.

Je n’abhorre pas la technologie ! J’appelle au contraire de mes vœux celle qui me permettra de traduire et de comprendre en live un philosophe maori, ou quechua, dans le texte, et de rigoler à sa blague au moment où il la dira. C’est d’ailleurs un des rêves du XIXème siècle, celui de la fraternité universelle.
Revenons à l’action. Tu parlais du point délicat, celui du “passage à l’échelle”. Comment peut-on le provoquer ?
Je pense que l’expérimentation n’est pas le problème, il y a plein de choses à tester. C’est plutôt la question de l’impact : est-ce que nos expérimentations individuelles seront assez rapides pour juguler l’aliénation collective ? On peut en douter, parce qu’on a notamment trop de retard. Mais que peut-on faire d’autre que d’essayer de tenter ?
Est-ce que nos expérimentations individuelles seront assez rapides pour juguler l’aliénation collective ?
Il y a un côté “révélation” intéressant, rassérénant, de ne plus se sentir anomalie du système, mais plutôt explorateur du suivant. (…) Et ce ne sont pas forcément ceux qui ont initié l’expérience qui font le passage à l’échelle. N’oublions pas la percolation : quand un petit nombre suffisant arrive à faire un certain nombre de choses, ça commence à produire son effet, et d’autres le récupèrent.
Tu pousses donc à lancer des initiatives, quoi qu’il advienne ?
Le droit à l’expérimentation, histoire de montrer que c’est possible. La barrière de l’impossible doit être levée ! Toutes les expérimentations sont belles pour ça. Les psychanalystes le disent : la seule façon de sortir de la dépression, c’est d’agir. Ça a la grande vertu de se réapproprier une partie de la destinée, et grâce à la communication ça peut en plus inspirer, faire percolation et assez vite se répandre.
Il y a 20 ans, c’était beaucoup plus difficile d’être conspirateur positif que maintenant. De plus en plus de gens se rassemblent sans se ressembler, et se reconnaissent dans leur énergie, s’entraident. C’est de la germination créative … sans avoir l’énergie “argent”, car le vieux monde est encore provisionné… mais on est proche du moment où, au début de la Renaissance, Raphaël avait rencontré les Médicis. Si on continue à marteler notre message, ça arrivera.
Pourquoi penses-tu que cette “germination créative” est plus efficace sur les territoires ?
La prospective mondiale existe, mais sans gouvernance mondiale pour mettre en pratique les visions élaborées, c’est compliqué. Et quand on dit que le seul périmètre est la biosphère, c’est très théorique.
Il y a 20 ans, c’était beaucoup plus difficile d’être conspirateur positif que maintenant.
La prospective qui marche le mieux, c’est la prospective territoriale. (…) Le périmètre y est cerné, tangible. Et le compromis le plus puissant de nos territoires reste les Grandes Régions. Si elles changent quelque chose, ça peut faire un véritable effet.
Et comment peut se réaliser la prospective au niveau territorial ?
La clé est la motivation des acteurs qui composent le territoire. Cela peut être dans un village, une biovallée ou une Région … Les gens y sont liés par un destin commun : un bassin versant, un massif montagneux, une culture, une histoire … peu importe le flacon pourvu qu’on ait la dynamique de l’ivresse.
Encore une fois, la prospective est (…) un prétexte à lier les gens entre eux sur des problématiques où leurs décisions et leurs actions vont avoir une incidence directe sur leur destinée. Et le territoire a cette grande vertu : on y verra plus efficacement les conséquences de nos actions et de nos inactions bien plus efficacement que ce qu’on fera sur le climat par exemple.

Tu restes cependant méfiant d’un trop grand morcellement des acteurs …
Un des risques, pour moi, est de revenir aux cités-Etat du XIIIème siècle italien. Aujourd’hui, on a de nouvelles entités, les Métropoles, on crée des monnaies locales … ça fleure la Toscane du XIIIème siècle !
La prospective est un prétexte à lier les gens entre eux sur des problématiques où leurs décisions et leurs actions vont avoir une incidence directe sur leur destinée.
En même temps, on est interconnectés à l’humanité dans son ensemble. Paradoxalement, le genre humain prend de l’ampleur dans son entité unique. On voit des hubs, connectés entre eux de manière horizontale, à travers le monde. Avec pour principe de prendre le meilleur de ces expériences locales tout en étant ancré quelque part, dans la résilience et l’essentiel qu’il faut retrouver. Cela nous permettra d’être encore plus accueillant vis-à-vis de la richesse du monde qu’on est en train de découvrir, au final.
Quelle est ton expérience personnelle de la prospective territoriale ?
Je vois que le local est intéressé par la prospective, pour penser le territoire. J’ai participé à des exercices de prospective sur des régions, des départements, des territoires ou encore des villes. C’était à chaque fois un prétexte pour que les acteurs du territoire se parlent, prennent la mesure des choses, expriment leurs souhaits et s’aperçoivent qu’ils les partagent.
Après 20 ans de prospective, quels que soient les milieux, je constate une chose : quand on prend le temps du temps, on s’aperçoit que les choses convergent. Ce à quoi on aspire collectivement est ce qui est important. Et c’est ce qui peut constituer le projet politique qui nous rassemblera, qu’il soit régional ou national.
Pour aller plus loin : Acheter le nouveau livre de Mathieu, Dites à l’avenir que nous arrivons (éditions Alesio) |
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Propos recueillis le 20 mai 2020, mis en forme pour plus de clarté puis relus et corrigés par Mathieu. Crédit photo de Une : Mathieu Baudin